Il consacra l'après-midi à ses recherches. Cette petite remarque que l'inspecteur lui avait faite la veille au soir prêtait à réflexion. Pourquoi ne pas tenter de modifier le cours des choses ?
En voulant éviter l'altercation avec Olson, il n'avait fait que repousser leur dispute de quelques heures, et celle-ci avait été bien plus véhémente qu'à l'origine.
En allant acheter une bague avant de faire sa demande en mariage, et bien qu'il se soit rendu dans une autre bijouterie, il avait étrangement choisi la même.
Fallait-il pour autant s'interdire de profiter de l'expérience acquise ? Peut-être réussirait-il au cours de son prochain voyage à Buenos Aires à confondre cet homme qu'il n'avait pu faire témoigner. S'il réussissait à faire parler le commandant Ortiz, sa rédactrice en chef lui offrirait la une dès la première lecture de son article et il pourrait emmener sa femme en voyage de noces le lendemain de leur mariage.
Si c'était à refaire ? griffonna Andrew sur la page de garde de son carnet... Qui n'a jamais rêvé à cette éventualité ? Corriger ses erreurs, réussir là où on avait échoué. La vie était en train de lui offrir une seconde chance...
Et tu n'iras donc pas traîner au Novecento ? lui souffla une petite voix intérieure.
Andrew chassa cette pensée de son esprit. Il rangea ses affaires, ayant l'intention de rentrer avant le retour de Valérie. Son téléphone sonna, la standardiste lui passa un appel, un inspecteur de police souhaitait lui parler.
– Vous êtes très doué, dit Pilguez sans autre formule de politesse ; c'est presque un sans-faute.
– Presque ?
– Mon collègue n'a pas la clavicule, mais le fémur cassé, c'est plus ennuyeux. Je ne vais pas vous mentir, en lisant le journal ce matin, je vous ai suspecté d'être un escroc de haute volée. Après le passage de la tornade, les images à la télévision étaient terrifiantes, j'hésitais encore à réviser mon jugement. J'ai raccroché il y a moins d'une heure avec cet ami qui travaille au 6 e Precinct. Il a fait quelques recherches pour moi et m'a confirmé l'accident survenu dans l'après-midi entre une ambulance et l'un de nos collègues de la police montée. Vous n'avez pas pu deviner tout ça.
– Non, en effet.
– Il faut que l'on se revoie, monsieur Stilman.
– Demain ?
– Descendre deux étages en ascenseur devrait vous prendre moins de temps que ça, je suis dans le hall de votre journal, je vous attends.
*
Andrew avait conduit Pilguez au bar du Marriott. L'inspecteur se commanda un scotch, Andrew sans y réfléchir, se fit servir un Fernet-Coca.
– Qui peut souhaiter votre mort ? demanda Pilguez. Et pourquoi cette question vous fait-elle sourire ?
– J'ai commencé à rédiger une liste, je ne l'imaginais pas si longue.
– Nous pouvons procéder par ordre alphabétique, si ça peut vous aider, répondit Pilguez en sortant un petit carnet.
– J'ai d'abord pensé à Freddy Olson, un collègue de bureau. On se déteste. Même si je me suis rabiboché avec lui hier, par mesure de précaution.
– La rancœur est tenace. Vous savez pourquoi il vous en veut ?
– Jalousie professionnelle. Je lui ai soufflé un certain nombre de sujets ces derniers mois.
– Si on devait dessouder ses collègues chaque fois qu'ils vous marchent sur les pieds, il y aurait hécatombe à Wall Street. Mais enfin, rien n'est impossible. Ensuite ?
– J'ai reçu trois lettres de menaces de mort.
– Vous êtes un drôle de type, Stilman, vous me dites ça comme s'il s'agissait de dépliants publicitaires...
– Cela arrive de temps à autre.
Andrew fit un résumé des conclusions de l'enquête qu'il avait menée en Chine.
– Vous avez conservé ces lettres ?
– Je les ai remises à la sécurité.
– Récupérez-les, je veux les lire dès demain.
– Elles sont anonymes.
– Rien n'est totalement anonyme de nos jours. On pourrait trouver des empreintes.
– Les miennes certainement, et celles des agents de sécurité.
– La police scientifique sait isoler le bon grain du mauvais. Vous avez conservé les enveloppes ?
– Je pense, pourquoi ?
– Le cachet de la poste peut nous renseigner. Ce genre de lettres est souvent écrit sous l'emprise de la colère, et la colère rend imprudent. L'auteur a pu se contenter de poster ses menaces non loin de chez lui. Ce sera long, mais il faudra rechercher les parents ayant adopté des enfants auprès de cet orphelinat et vérifier leurs adresses.
– Je n'y aurais pas pensé.
– Vous n'êtes pas flic à ce que je sache. Un collègue de bureau, trois lettres de menaces, vous disiez que la liste était longue, qui d'autre ?
– En ce moment, je mène une enquête tout aussi délicate sur les agissements de certains militaires durant la dictature argentine.
– Vous visez quelqu'un en particulier ?
– Un ancien commandant de l'armée de l'air est au cœur de mon article. Il a été suspecté d'avoir participé aux vols de la mort. Les tribunaux l'ont blanchi, je me sers de son parcours comme fil conducteur de mon article.
– Ce type, vous l'avez rencontré ?
– Oui, mais je n'ai pas réussi à le faire parler, j'espère obtenir ses aveux lors de mon prochain séjour.
– Si je me fie à vos affirmations absurdes, vous avez déjà effectué ce voyage dans votre passé, c'est bien ça ?
– Oui, en effet.
– Je croyais que vous ne pouviez pas modifier le cours des événements ?
– Je me le disais encore hier soir, mais le fait que vous soyez là, que nous ayons cette discussion qui n'a jamais eu lieu auparavant, tendrait à me prouver le contraire.
Pilguez fit tourner les glaçons dans son verre.
– Soyons clairs, Stilman. Vous avez fait preuve d'un certain don d'anticipation, de là à croire sans réserve à votre histoire, il y a un pas que je n'ai pas encore franchi. Accordons-nous sur une version qui me posera moins de problèmes.
– Laquelle ?
– Vous prétendez que l'on va vous assassiner, et comme visiblement vous êtes doué d'un instinct qui force le respect, j'accepte de vous donner un petit coup de main. Une sorte d'assistance à personne présumée en danger.
– Si cela vous rend les choses plus faciles... Pour revenir à nos affaires, je ne pense pas que cet ancien commandant de l'armée de l'air argentin ait pu me suivre jusqu'ici.
– Il a pu lancer des hommes à vos trousses. Pourquoi l'avoir choisi lui en particulier comme fil conducteur de votre article ?
– Il est au cœur du dossier que m'a confié ma rédactrice en chef. « L'histoire des peuples ne touche les lecteurs que lorsqu'elle se rapporte à des êtres de chair auxquels ils peuvent s'identifier. Sans cela, les récits les plus détaillés, même des pires horreurs, ne sont que successions d'événements et de dates. » Je la cite ! Elle avait ses raisons de croire que le parcours de cet homme serait un bon moyen de raconter comment des gens ordinaires peuvent, sous l'emprise de leurs gouvernements ou de la ferveur populiste, devenir de véritables salauds. Par les temps qui courent, c'est un sujet plutôt intéressant, vous ne trouvez pas ?
– Votre rédactrice en chef, elle est au-delà de tout soupçon ?
– Olivia ? Absolument, elle n'a aucune raison de m'en vouloir, nous nous entendons très bien.
– Très bien, jusqu'à quel point ?
– Qu'est-ce que vous insinuez ?
– Vous allez bientôt vous marier, non ? La jalousie n'est pas réservée à vos collègues de bureaux masculins à ce que je sache.
– Vous faites fausse route, il n'y a pas la moindre ambiguïté entre nous.
– Mais elle, est-ce qu'elle a pu envisager les choses autrement ?
Andrew réfléchit à la question de l'inspecteur.
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