– Oui, et c'est moi qu'elle a choisi d'appeler pour que je lui fasse visiter la ville, répliqua aussitôt Simon, plus heureux que jamais.
– La semaine prochaine, nous serons assis à cette même table et tu me diras de fort mauvaise humeur que tu t'es fait avoir. Cette fille cherche un benêt dans ton genre qui la sortira pendant trois jours, paiera les additions et lui offrira un toit où dormir. Le soir en rentrant dans ton appartement, elle prétextera qu'elle est crevée, te jouera l'auberge du cul tourné et s'endormira illico. Pour toute gratification, tu auras le droit à un petit baiser sur la joue le jour de son départ.
Simon resta bouche bée.
– C'est quoi l'auberge du cul tourné ?
– Tu veux que je te fasse un dessin ?
– Et comment tu sais tout ça ?
– Je le sais, c'est tout !
– Tu es jaloux, c'est pathétique.
– Tes vacances de Noël sont finies depuis cinq mois, tu as eu de ses nouvelles entre-temps ?
– Non, mais enfin, Seattle-New York, avec la distance...
– Crois-moi, elle a revisité son carnet d'adresses et s'est arrêtée à la lettre P comme pigeon, mon Simon !
Andrew régla l'addition. Cette conversation l'avait ramené aux vacances de Noël et au souvenir d'un incident survenu le lendemain du réveillon, quand il s'était fait renverser par une voiture sortant du commissariat de police de Charles Street. Mener des enquêtes journalistiques entrait dans sa sphère de compétence, mais une enquête criminelle requérait des aptitudes particulières. Les services d'un policier, même s'il n'était plus en service, pourraient lui être fort utiles. Il chercha dans son carnet le numéro de téléphone que lui avait laissé un certain inspecteur Pilguez.
1. École supérieure de mécanique de la marine, qui a abrité pendant la dernière dictature l'un des plus grands centres clandestins de détention.
Après avoir quitté Simon, Andrew passa un appel à l'inspecteur Pilguez. Il obtint sa messagerie vocale, hésita à laisser un message et raccrocha.
Arrivant au journal, il se mit à frissonner et ressentit une douleur intense dans les reins, si forte qu'il fut contraint de prendre appui sur la rambarde de l'escalier. Andrew n'avait jamais souffert du dos, et cette anomalie ne manqua pas de lui rappeler la sinistre échéance qui se rapprochait. Si l'imminence de la mort devait se manifester de la sorte, pensa-t-il, il ferait bien de se faire prescrire très vite un stock d'antalgiques.
Sa rédactrice en chef qui rentrait de déjeuner le surprit au bas des marches, crispé par la douleur, alors qu'il tentait de récupérer son souffle.
– Vous allez bien, Andrew ?
– Je me suis senti mieux pour être très franc.
– Vous êtes d'une pâleur inquiétante, voulez-vous que j'appelle le 911 ?
– Non, ce n'est qu'un mauvais tour de reins, ça va passer.
– Vous devriez prendre votre après-midi, et aller vous reposer.
Andrew remercia Olivia. Il allait se rafraîchir le visage et tout rentrerait dans l'ordre.
En se regardant dans le miroir des sanitaires, Andrew eut l'impression de voir la mort rôder dans son dos et il s'entendit murmurer :
– Tu as bénéficié d'une partie gratuite, mon vieux, mais tu as intérêt à te remuer les méninges si tu veux qu'elle se prolonge. Tu ne crois pas que ce genre de chose est offert à tout le monde quand même ! Tu as écrit suffisamment de nécrologies pour te faire une petite idée de ce que cela signifie quand le compteur s'arrête. Plus rien ne doit t'échapper, aucun détail, les jours passent et ils passeront de plus en plus vite.
– Tu parles encore tout seul, Stilman ? demanda Olson en sortant d'un box.
Il remonta la fermeture Éclair de son pantalon et s'approcha d'Andrew, près du lavabo.
– Je ne suis pas d'humeur, répondit celui-ci en se passant le visage sous l'eau.
– Je vois ça. Je te trouve vraiment bizarre ces derniers temps, je ne sais pas ce que tu mijotes encore, mais ça ne doit pas être très catholique ton affaire.
– Olson, tu pourrais t'occuper des tiennes, d'affaires, et me foutre la paix.
– Je ne t'ai pas dénoncé ! annonça fièrement Olson, comme s'il se vantait d'un acte héroïque.
– C'est bien, Freddy, tu deviens un homme.
Olson avança vers l'essuie-mains et tira de toutes ses forces sur le rouleau de tissu.
– Ces trucs ne marchent jamais, dit-il en tapant sur le couvercle de l'appareil.
– Tu devrais en faire un article, je suis certain que ça plairait beaucoup, ton plus beau papier de la saison, « La malédiction des essuie-mains » par Freddy Olson.
Olson lança un regard noir à Andrew.
– Ça va, je plaisantais, ne prends pas tout au premier degré.
– Je ne t'aime pas, Stilman, et je ne suis pas le seul dans ce journal à ne pas supporter ton arrogance, mais au moins, moi, je ne fais pas semblant. Nous sommes nombreux à t'attendre au tournant. Tu finiras par dégringoler de ton piédestal.
À son tour, Andrew observa son collègue.
– Et qui d'autre fait partie du joyeux club des anti-Stilman ?
– Cherche plutôt ceux qui t'apprécient, tu verras que la liste n'est pas longue.
Olson jeta un regard de dédain à Andrew et ressortit des toilettes.
Luttant contre la douleur, Andrew le suivit et le rattrapa devant les ascenseurs.
– Olson ! J'ai eu tort de te frapper. Je suis un peu à cran en ce moment, je te présente mes excuses.
– Vraiment ?
– Entre collègues, nous devrions mettre un peu d'eau dans notre vin.
Freddy regarda Andrew.
– OK, Stilman, j'accepte tes excuses.
Olson tendit la main et Andrew fit un effort surhumain pour la lui serrer. Olson avait les mains affreusement moites.
Tout l'après-midi, Andrew traîna une fatigue qui l'empêcha d'écrire. Il en profita pour relire les premières lignes de son article sur les événements qui avaient frappé l'Argentine durant la dictature.
Andrew Stilman, New York Times.
Buenos Aires, 24 mars 1976
Un nouveau coup d'État reconduit un tyran au pouvoir. Après avoir interdit partis politiques et syndicats, institué une censure de la presse dans tout le pays, le général Jorge Rafaël Videla et les membres de la junte militaire organisent une campagne de répression telle que la nation Argentine n'en a jamais connu.
L'objectif déclaré est de prévenir toute forme d'insurrection, de supprimer toute personne suspectée de dissidence. S'engage alors une véritable chasse à l'homme dans le pays. Celui qui s'oppose au régime, ses amis, ou simples relations comme tous ceux qui expriment des pensées allant à l'encontre des valeurs conservatrices de la civilisation chrétienne seront considérés comme terroristes, quels que soient leur âge ou leur sexe.
La junte au pouvoir ouvre des centres de détention clandestins, crée des sections spéciales composées d'unités de police et de membres appartenant aux trois corps de l'armée. Les escadrons de la mort sont en marche.
Sous le commandement de responsables régionaux, leur mission est de kidnapper, torturer, assassiner toute personne suspectée de sympathiser avec l'opposition. Durant dix ans, la junte au pouvoir réduira en esclavage et fera disparaître plus de trente mille personnes, hommes et femmes de tous âges, le plus souvent très jeunes. Plusieurs centaines d'enfants seront arrachés à leur mère dès leur naissance pour être donnés à des sympathisants du régime. L'identité de ces enfants sera méthodiquement effacée au bénéfice d'une nouvelle fabriquée de toutes pièces. La doctrine du pouvoir en place revendique une morale chrétienne inébranlable : soustraire des âmes innocentes à des parents aux idéaux pervertis pour leur offrir la salvation en les confiant à des familles dignes de les élever.
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