M. Georges essayait de blaguer.
— Quelle lessiveuse ? grondait M’man, Donzert, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu fais exprès pour te rendre aussi malheureuse que possible ! Et Cécile et nous, on t’aurait donné ce qu’il te fallait… Tu n’es qu’une sotte ! Passe-moi ton assiette, les beignets sont à point [300] les beignets sont à point — пончики готовы.
.
Martine avait menti : le salon en rotin n’avait pas bougé de son appartement, bien trop endommagé le jour où elle avait eu sa crise… D’ailleurs, Daniel avait payé les dernières échéances et le salon était bien à elle. C’était par pure méchanceté qu’elle avait inventé cette fable, elle savait bien que cela ferait de la peine à M. Georges et à M’man Donzert…
— C’est vrai… Ils sont à point ! Je n’ai jamais pu les réussir comme vous, M’man Donzert. Ce que j’ai pu bouffer ! [301] Ce que j’ai pu bouffer ! (арго) — Сколько же я сожрала!
On prend le café au salon ?
Elle se leva. M’man Donzert s’était arrêtée de remuer les assiettes et les casseroles et la regardait avec désapprobation :
— Tu engraisses trop… dit-elle. Tu devrais faire un peu attention. J’ai fais une tarte, mais peut-être vaudrait-il mieux…
— Voulez-vous rire ! Moi, me priver !..
Martine riait, et M’man Donzert ne dit plus rien : elle n’aimait pas cette nouvelle façon qu’elle avait de rire. Ce rire lui faisait aussitôt penser à la « maison de santé »… Pauvre Martine…
Ils passèrent au salon.
— C’est vrai que j’ai un peu engraissé, reprit Martine, ça plaît aux hommes ! Jamais les hommes ne m'ont couru après comme maintenant… [302] jamais les hommes ne m'ont couru après comme maintenant — никогда мужчины за мной так не бегали.
M. Georges et M’man Donzert la laissaient parler… Elles pouvaient être vraies, ces histoires, mais cela lui ressemblait si peu de les raconter et elles sonnaient si faux…
— Vous ne m’avez rien dit sur ma nouvelle coiffure, papotait Martine, n’est-ce pas qu’elle est ravissante ?
Les cheveux de Martine, coupés très court, en chien fou faisaient des franges de tous les côtés.
— Ça te cache ton joli front, dit M. Georges, je n’aime pas cette nouvelle mode.
— Je crois que vous n’aimez que le démodé… Vous êtes un peu comme Daniel. Il cherchait le parfum des roses anciennes.
Il y eut un silence. M’man Donzert fit un effort :
— Où vas-tu passer les vacances ? Tu ne veux pas venir avec Cécile et avec nous, dans le Midi ? Pierre a loué une villa…
— Je crois qu’avec cette lettre du notaire, il me faudra tout d’abord aller au village… Et qui sait, peut-être que je m’y plairai tant que j’y retournerai pour les vacances… C’est ma petite patrie ! Il y a la baignade… Et la cabane, n’oublions pas la cabane ! Une villégiature impeccable ! [303] Une villégiature impeccable — Безукоризненный курорт!
Non, cette histoire de succession… Il y a de quoi mourir de rire !
Martine suçait un sucre. Elle avait déjà mangé presqu’à elle seule la tarte et tous les sablés [304] les sablés — песочное печенье.
que M’man Donzert avait faits avec le restant de la pâte.
XXX. SPARGE, PRECOR, ROSAS SUPRA MEA BUSTA, VIATOR [305] Sparge, precor, rosas supra mea busta, viator (лат.) — Прохожий, молю тебя, возложи розы на мою могилу !
« Passant, je t’en supplie, répands des roses sur ma tombe »
(Inscription romaine sur la tombe d’un pauvre des temps impériaux.)
Elle n’y était jamais retournée depuis qu’elle avait suivi M’man Donzert à Paris. Une dizaine d’années. Elle ne reconnaissait pas cette roue, presqu’aussi large que l’autoroute de l’Ouest, elle qui l’avait faite pour venir à Paris, et plus tard pour aller à l’auberge « Au coin du bois », pour aller à la ferme. Le paysage était ici comme à la Porte où elle habitait, toutes les sorties de Paris se ressemblent… Des immeubles neufs, en construction ou à peine construits, blancs, très hauts et très plats, ceinturés de balcons de couleurs vives.
Le car traversa un joli patelin [306] le patelin — местность.
qui tenait de la petite ville et du village, sur un fond de collines boisées où se mon-, traient parmi les arbres, les tuiles oranges des toits. Il y eut des virages, montées et descentes, et la plaine s’étala à nouveau… On roulait.
Voici l’auberge « Au coin du bois », où avait eu lieu sa noce. Martine sortit de son sac un bonbon. L’auberge était aussi pimpante. On ne voyait personne autour. Le car dépassa l’auberge. Ce pavillon à côté n’existait pas alors… Volets verts, toit orange. Le car roulait, grosse bête maladroite, ronflante. Les passagers, des habitués, restaient tranquilles à leurs places, ils savaient où ils étaient, où ils allaient descendre, les noms des villages que l’on dépassait, le temps, les kilomètres… Martine ne savait rien de tout cela, et elle avait perdu l’habitude de voyager en car, toujours dans sa voiture, avec Daniel ou seule, ou avec des amis et amies… Martine sortit un autre bonbon de son sac.
La route avait depuis longtemps perdu ses airs d’autoroute et coulait modestement traversant des pays, plongeant dans les bois. C’est en bordure d’une grande forêt où se tenait la petite ville de R… que Martine se retrouva en pays de connaissance. L’autobus s’arrêta longuement près de la gare, se vida et continua son chemin, à travers le centre de la ville. Voici la place avec le château historique… « J’aimerais me perdre dans les bois avec toi… »
Chaque pierre, chaque arbre, chaque maison, changement, disparition, rien ne pouvait échapper ici à Martine, à sa mémoire infaillible… Elle reconnaissait et remarquait chaque détail. Le car entrait dans la profondeur humide des grands bois. Ici, on n’avait touché à rien, ici Martine était chez elle. Elle n’aurait pas pu se perdre parmi ces arbres, elle les connaissait presque un à un.
La « gendarmerie nationale » était la première maison du village. Martine croqua son bonbon, l’avala et en mit un autre dans la bouche.
Elle reconnaissait les cahots de la rue mal pavée du village. Le village avait rajeuni, de vieilles façades disparues sous un crépi neuf… Il y avait des maisons récemment bâties, une pompe à essence… Le car tourna péniblement et s’arrêta sur la place. Martine descendit.
Elle fit quelques pas, tout engourdie… Fouilla nerveusement dans son sac pour chercher un bonbon. Martine traversa la place, entra sous la voûte, poussa la porte sur laquelle on pouvait lire : ETUDE.
— Maître [307] Maître — мэтр, обычное во Франции обращение к нотариусу.
Valatte ? De la part de ?… Mais certainement ! Je vais prévenir M eValatte… asseyez-vous, Madame…
Le clerc disparut derrière une porte matelassée, pendant que les quatre dactylos jetaient à Martine des regards en dessous… Martine portait un vaste manteau, très court, et lorsqu’elle s’était assise, croisant les jambes on lui voyait les genoux… ses cheveux coupés à la dernière mode étaient tenus par un petit carré de soie noué sous le menton… elle tapotait d’un gant nerveux ses doigts dégantés, aux ongles parfaits, longs, roses nacrés. Son visage savamment fardé était, bien qu’un peu bouffi, d’une grande beauté…
— Voulez-vous donner la peine d’entrer…
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