Le grog la réchauffait doucement. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas été dehors à cette heure… Le café, ou plutôt le snack, s’était soudain rempli jusqu’aux bords : l’heure de l’apéritif du soir, l’heure des rendez-vous, l’heure où la femme, l’homme seuls, mesurent leur solitude… Quand Daniel était encore dans l’émerveillement devant elle, quand il l’aimait encore, Martine lui parlait de son enfance. Cette enfance était un des atouts de Martine, une des raisons de l’admiration et de la pitié respectueuse que Daniel avait pour elle. Maintenant qu’il ne l’aimait plus, cette enfance se retournait contre elle, elle le savait, bien que Daniel ne lui eût encore jamais dit : « Tu as de qui tenir. » Mais elle l’en sentait tout près. Bientôt, ce fils de bourgeois…
Martine se trouvait maintenant coincée entre un couple qui prenait un apéritif avant d’aller dîner et ensuite au cinéma… et, de l’autre côté, toute une bande d’hommes bien habillés, des employés peut-être, sortant de ces buildings à bureaux des Champs-Elysées. Ils riaient fort, se disputaient pour payer le garçon… Martine éprouva soudain le besoin de prétendre… sous les yeux de ces hommes souvent tournés vers elle, sa solitude était humiliante. Elle paya, l’air pressé, comme si elle n’était pas restée une heure sur ce siège, à ruminer, traversa la chaussée pour prendre un taxi, imaginant que les autres la regardaient faire. « Au Bois… » dit-elle. À l’Étoile, déjà, elle arrêta le taxi : elle n’allait pas dépenser de l’argent comme ça, pour aller où ? Où, où aller ? Le chauffeur maugréait. Il y a des gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Martine s’éloigna rapidement, descendit l’escalier du métro.
Dans la foule dense, fatiguée et absorbée, Martine se sentit coupée de tous, puisqu’elle n’avait plus de travail, qu’elle était renvoyée. Coupée du monde, ni travail, ni mari, Correspondance… Martine marcha par les couloirs, remonta dans le train, reprit ses pensées. Seule, ni travail, ni mari.
Porte d’Orléans, les wagons se vidèrent. Martine descendit lentement, comme tombe une dernière goutte. Elle n’était pas pressée : qu’allait-elle dire à M’man Donzert, à M. Georges… Ils seraient contre elle. Et Cécile ? Bien sûr que Cécile ne serait pas contre Martine, mais elle irait immédiatement raconter l’histoire à son Pierre et son Pierre était un patron, alors… Tout le monde au monde serait contre Martine.
Elle monta quand même chez eux. En comparaison avec l’ascenseur de sa maison, celui-ci était déjà démodé, chez elle c’était une boîte métallique, laquée gris, dans laquelle on se trouvait hermétiquement enfermé : les portes s’ouvraient d’elles-mêmes, après l’arrêt. Daniel en avait toujours eu peur, la mécanique trop indépendante, les forces avec lesquelles on ne peut pas discuter, l’effrayaient. « Et si cela s’arrête ? disait-il. Que peut-on faire dans ce coffre-fort ? Ni sortir, ni essayer de réparer, ni appeler… » Il préférait monter les six étages à pied.
On lui fit fête. Mais Cécile devait sortir avec Pierre et courut vite s’habiller. Il l’attendrait à 19 heures 50 devant la maison. Comme Daniel, autrefois… Le lit de Martine était toujours là, et aussi sa coiffeuse, sans rien dessus. Les petits sièges. Les rêves.
— Je quitte mon Institut… dit-elle, négligemment, suivant du regard Cécile qui allait et venait en petite culotte et soutien-gorge, les bouts roses de ses petits seins effleurant le bord des deux demi-coupes. Cécile s’immobilisa au milieu de sa robe, par terre, qu’elle allait remonter autour d’elle :
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Mon Dieu !
— Oh, j’ai trouvé mieux… fît Martine. Elle avait menti comme malgré elle. Elle ne pouvait donc pas avouer, tant cela lui faisait honte ? Eh bien non, elle voulait simplement aller au plus court : c’était plus vite fait de dire « j’ai trouvé mieux ».
Mais Cécile toujours au milieu de sa robe posait des questions :
— Où ? Tu étais si bien là ! Une maison si chic ! Et Denise ? Et toutes tes clientes ?
— Habille-toi ! Tu vas te mettre en retard… On m’a proposé quelque chose de très intéressant. Je te le raconterai demain.
— Quelle histoire !
Cécile remontait sa robe, décolletée, avec une large jupe, blonde.
— Tu l’as dit à Maman ? J’ai rendez-vous à l’Institut demain, avec M. Marcel pour-un coup de peigne…
— N’y va pas… dit Martine. Tu sais, on n’est pas très content que je parte, alors vaut mieux…
— Mais où vas-tu travailler ? — Cécile mettait un manteau du soir.
— Je n’ai pas encore vu ce manteau… Tu es belle !
— Pierre m’a menée chez un client à lui… Une maison de couture qui vient d’ouvrir… d’un chic ! Mon Dieu, j’oubliais mes perles ! Je suis toute retournée par ce que tu m’as dit…
Martine est restée dîner avec M’man Donzert et M. Georges. Ils ne parlaient que du mariage de Cécile, M’man Donzert ne pouvait penser à rien d’autre. Martine les laissait parler, la soirée s’écoulait doucement. Martine ne dit rien de ses ennuis.
Elle ne dirait rien à Daniel non plus. D’abord se débrouiller, trouver une autre place… Ou, peut-être, ne plus faire que de la clientèle privée, pensait Martine sur le chemin du retour et chez elle, pendant ses ablutions habituelles, et au lit dans ses draps de fil pas encore finis de payer… Elle était suffisamment calmée pour regarder un magazine, lire « les conseils de votre amie Colette » qui donnait de bonnes adresses pour l’achat d’un grille-toasts, d’un cendrier en céramique, d’un paravent en osier, d’un papier peint avec du lierre, des chandeliers avec abat-jour en verre pour manger dans le jardin, à la campagne… Que faisait Daniel à cette heure de la nuit ? Dormait-il dans leur chambre, à la ferme ? Il pouvait aussi bien être à Paris, coucher à l’hôtel ou chez son ami Jean… Il ne voulait plus la voir. Mais si, il reviendrait, ce n’était pas la première fois… Et chaque fois, en rentrant chez elle, Martine avait un petit espoir déraisonnable — peut-être serait-il là-haut, à l’attendre ? Juste maintenant c’était aussi bien qu’il ne vienne pas, elle n’aurait pas à lui raconter des histoires, tout de suite, comme ça… Cela valait bien mieux. Martine s’endormit.
L’espoir que peut-être Daniel l’attendait là-haut n’était pas aussi déraisonnable que Martine le croyait, puisqu’il l’avait attendue… Daniel ne pouvait pas ne pas revenir, il y avait toujours en lui une étrange inquiétude pour Martine. Et pendant que Martine était dans un café des Champs-Elysées, Daniel était là à l’attendre chez elle. Il avait fini par s’endormir sur le petit divan de la salle à manger, il manquait tellement de sommeil. La sonnette de la porte d’entrée le réveilla en sursaut. Il alla ouvrir : c’était Ginette, la petite aux yeux gris-bleu qui travaillait à l’Institut de beauté, comme Martine.
— Martine n’est pas là ? dit-elle, en le suivant dans la salle à manger.
— Non, je l’attends…
Ginette, avec un manteau qui l’enveloppait chaudement, un feutre foncé faisant paraître ses cheveux encore plus blonds, les joues tendrement roses, les yeux battus, mauves, posa une fesse hésitante sur le divan.
— Vous ne l’avez donc pas encore vue à la fin de la journée ? C’est drôle, elle a quitté le salon vers les cinq heures.
— Ah oui… — Daniel ne trouvait pas cela le moins du monde drôle, Martine avait pu aller n’importe où… — Mais pourquoi était-elle partie si tôt ?…
— Pourquoi ?… Elle a eu une conversation avec M me Denise. M me Denise a découvert quelque chose que personne d’entre nous ne savait…
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