J’aime le cul, mais ce n’est pas pour ça que je fais la pute . Céline avait un autre idéal professionnel qui lui semblait bien moins accessible que la prostitution.
— De formation, je suis céramiste.
— … ?
— J’ai fait l’école de Sèvres, je suis diplômée des Arts appliqués, et j’ai fait un stage chez le meilleur potier de la place. Je sais fabriquer et peindre des assiettes, des vases, j’ai même dessiné quelques modèles encore vendus dans le commerce. On peut trouver une de mes tasses à café dans la boutique du musée d’Art moderne.
— Alors qu’est-ce que tu fais chez moi toute nue au lieu d’être devant ton four ?
— Je ne sais toujours pas si je suis une pute qui a un petit talent pour la céramique, ou une céramiste qui fait la pute en attendant de vivre de son art.
Si Yves les aimait toutes pour ce qu’elles étaient, il aimait Maud pour ce qu’elle n’était pas. D’entrée, elle avait précisé ne pas être une prostituée mais une escort , et prétendait choisir les hommes à qui elle dispensait ses faveurs, jamais l’inverse. Elle se voulait racée, altière, geisha, la frange noble des putains. À l’entendre, elle passait ses journées dans des palaces, entourée des grands de ce monde qui payaient cher sa compagnie. Y croyait-elle elle-même ou lui suffisait-il d’en convaincre les autres ? Maud était une faussaire. Quel bonheur de la voir apparaître dans son uniforme Chanel, avec ses lunettes Dior et un jack russell sous le bras — une pauvre bête habituée à patienter sur un coin de moquette durant les prestations de sa maîtresse. Maud se maquillait juste assez pour paraître en forme et misait sur son éternel bronzage qui ne devait rien au soleil des Seychelles mais à des séances d’U.V. hors de prix. Elle s’installait de trois quarts sur le canapé, les jambes croisées, acceptait une tasse de Darjeeling, versait le nuage de lait sur le thé, pas le thé sur le nuage de lait, puis racontait quelque anecdote sur une mission outre-mer à la limite du secret d’État. Yves était attendri par tant d’égarement sur soi-même : fallait-il avoir la candeur d’une adolescente pour se vivre en courtisane du nouveau millénaire. Quel avait pu être le parcours d’une Maud ? Peut-être avait-il suffi d’un été passé sur un yacht où un milliardaire avait su la convaincre de satisfaire ses caprices ; cet été-là avait duré assez pour qu’on lui présente d’autres milliardaires bien décidés à croquer ses vingt ans. À la fin de cet été-là, faute de pouvoir mener son train de vie, elle avait endossé le personnage de Maud pour ne plus le quitter.
Ne te déshabille surtout pas ! lui ordonnait Yves avant de la prendre debout, dans son tailleur et ses bas en dentelle. Ah le grand talent de Maud pour la respectabilité. Ses gestes de douairière, son érudition de demi-mondaine, son docte phrasé de dame patronnesse. À travers elle, il baisait la maîtresse d’école, la châtelaine, la femme du maire, celle du banquier, et toutes ses clientes des beaux quartiers, inaccessibles. Combien de Maud avait-il visitées en bleu de travail, encombré de vasistas à isolation phonique ? Presque toutes lui proposaient une bière et l’appelaient monsieur le technicien pour éviter le mot ouvrier. Il s’amusait de leur façon de dire Pour vous en glissant un billet dans la main de l’homme de peine. Emballées dans la soie, fleurant le Guerlain, rarement hautaines mais juste un peu trop affables. Maud les incarnait toutes à la fois. De quoi délicieusement le guérir de son complexe de classe.
* * *
Incapable de trouver une explication rationnelle à la présence de l’intruse, Denis fut bien forcé de remettre en question sa propre santé mentale. Après tout, n’ayant jamais touché ni même frôlé Marie-Jeanne Pereyres, il n’avait aucune preuve de sa matérialité. Apparue au plus fort de sa dépression, ne pouvait-on voir en elle une émanation de son inconscient, rongé par cinq années de frustration ? En proie à un syndrome délirant, son esprit perturbé avait fixé l’image obsessionnelle d’un désir : Marie-Jeanne Pereyres n’existait pas. Avec une médication mieux adaptée, elle ne se serait jamais manifestée.
Assurément, un symptôme aussi grave était répertorié dans le grand livre de la psychiatrie, mais un doute remettait en question la thèse de l’hallucination. Si Marie-Jeanne Pereyres n’était qu’une projection pathologique, pourquoi s’imposer une vision si peu fantasmatique ? Pourquoi ces cheveux plaqués, cette bouche un peu tordue, ces chaussettes montantes de scout ? Et pourquoi pas une créature échappée des rêves, un mirage de femme issu de mille désirs inassouvis ? Il l’avait espérée si longtemps, il l’avait cherchée dans le lit au réveil, il avait cru la croiser tant de fois dans la foule, il l’avait habillée et déshabillée sans cesse : dès lors pourquoi si peu d’imagination dans la fabrication mentale ? Si sa projection avait été une perfection onirique, Denis n’aurait pas même cherché à s’en guérir. Au contraire, il l’aurait installée dans sa folie, il aurait fermé sa porte aux médecins et leurs tristes thérapies, pour vivre un bonheur sans fin, amoureux d’une illusion, mais quel homme ne l’était pas ?
Décidément, rien ne semblait confirmer l’hypothèse de la projection. À moins d’y débusquer une vérité plus profonde encore et tout aussi inquiétante. Et si, au lieu de représenter la femme tant attendue, Marie-Jeanne Pereyres révélait la part d’ombre de Denis Benitez, son double obscur ? Le reflet de son moi, plus accompli ou plus monstrueux, que l’on n’ose affronter mais qui un jour s’impose, soit pour écouter nos doléances, soit pour annoncer un triste sort. Denis pouvait voir sa douloureuse dialectique avec l’intruse comme un débat permanent avec lui-même, le parfait énoncé de ses désirs à un hypothétique Autre . Mais là encore, pourquoi avoir choisi comme miroir de l’âme une Marie-Jeanne Pereyres ? Comment imaginer en elle son jumeau maléfique ? À vous décourager de la tentation de l’alter ego ! À quoi bon se fatiguer à formuler sa vérité cachée à une vision en chemise de nuit, affalée de guingois sur un canapé râpé ? Même le psychotique le moins inspiré était capable de mieux.
Autant se rendre à la raison : rien ne donnait à Denis la certitude de son propre dysfonctionnement psychique. Du reste, dès qu’il passait son tablier de serveur, il oubliait jusqu’à l’existence de l’intruse et se laissait étourdir par l’incessant brouhaha de la salle, par les exigences de cent clients pressés, capricieux, esseulés, autoritaires ou radins : comment garder le cap dans cet océan de nervosité sans y voir l’irrécusable preuve de sa bonne santé mentale ? Répondre cent fois par jour à la question Je peux avoir des haricots verts à la place du riz ? , sans jamais envoyer personne se faire foutre, était même le signe d’une grande résistance nerveuse.
Marie-Jeanne Pereyres n’en restait pas moins un de ces phénomènes inexplicables qui poussent l’être le plus rationnel à s’aventurer dans les zones ténébreuses du paranormal. Depuis son apparition, Denis avait revu à la baisse toutes ses pragmatiques certitudes. Personne n’avait envie de voir l’irruption dans sa vie de manifestations étranges, mais comment ne pas imaginer l’intruse comme une présence surnaturelle apparue dans le monde physique sous la forme d’un ectoplasme, ou même un fantôme venu habiter l’enveloppe charnelle d’une Marie-Jeanne Pereyres pour perpétrer un obscur dessein ? Plusieurs hypothèses s’ébauchaient alors ; si l’intruse s’était introduite chez lui pour ne plus en sortir, pourquoi ne pas en déduire que le lieu habité avait bien plus d’importance que son locataire ? On pouvait l’observer comme une âme errante venue hanter un espace où jadis elle avait subi des événements dramatiques. Si tel était le cas, inutile d’espérer s’en débarrasser sinon en mettant le feu aux meubles, ou en attendant que le revenant ait trouvé la délivrance. À moins que l’intruse ne soit un de ces spectres animés d’intentions bienveillantes, dont la mission consistait à porter un message de l’au-delà à un humain en détresse. Un postulat plausible, mais quel était donc ce message, nom de Dieu ?
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