Il est absolument inutile de formuler des commentaires obscènes à l’égard d’une fille qui…
Le Pr Mangemanche donna un petit coup de poing sur la tête d’Angel qui tressaillit.
— Et l’interne ? demanda-t-il.
— Heu… dit Mangemanche.
— Quoi ?
— Je vais attendre jusqu’à demain soir, et on lui coupera la main.
– À ce point-là ?
— On peut vivre avec une main, dit Mangemanche.
— C’est sans main, dit Angel.
— Oui, dit Mangemanche. En poussant ce raisonnement assez loin, et compte tenu de certaines hypothèses de base, on doit arriver à vivre absolument sans corps.
— Ce ne sont pas des hypothèses admissibles, dit Angel.
— En tout cas, dit le professeur, je vous préviens qu’on va me coffrer bientôt.
Angel s’était relevé. Derechef, il s’éloignait de l’hôtel.
— Pourquoi ?
Le Pr Mangemanche atteignit un petit carnet dans sa poche intérieure gauche. Il l’ouvrit à la dernière page. Sur deux colonnes s’alignaient des noms. Un nom de plus dans la colonne de gauche que dans celle de droite.
— Regardez, dit le professeur.
— C’est votre carnet à malades ? dit Angel.
— Oui. Ceux de gauche, je les ai guéris. Ceux de droite sont morts. Tant que j’ai de l’avance à gauche, je peux y aller.
— Comment ça ?
— Je veux dire que je peux tuer des gens jusqu’à concurrence du nombre de gens que j’ai guéris.
— Les tuer de but en blanc ?
— Oui. Naturellement. Je viens de tuer Pippo et je suis juste à égalité.
— Mais vous n’aviez pas plus d’avance que ça !
— Après la mort d’une de mes malades [8] Allusion au roman précédent, « l’Écume des jours ».
, dit Mangemanche, il y a deux ans, j’ai fait de la neurasthénie, alors j’ai tué pas mal de gens. Bêtement, en fait ; je n’en ai pas vraiment profité.
— Mais vous pourriez en guérir de nouveaux, dit Angel, et vivre une vie tranquille.
— Personne n’est malade ici, dit le professeur. Je ne peux pas en inventer. En outre, je n’aime pas la médecine.
— Mais l’interne ?
— C’est encore de ma faute. Si je le guéris, ça sera annulé. S’il en meurt…
— La main en moins, ça ne compte pas ?
— Oh, tout de même non ! dit le professeur. Tout de même pas une simple main.
— Je vois, dit Angel qui ajouta : pourquoi va-t-on vous coffrer ?
— C’est la loi. Vous devriez le savoir.
— Vous savez, dit Angel, en général, on ne sait rien. Et les gens qui devraient savoir, même, c’est-à-dire ceux qui savent manipuler les idées, les triturer, et les présenter de telle sorte qu’ils s’imaginent avoir une pensée originale, ne renouvellent jamais leur fond de choses à triturer, de sorte que leur mode d’expression est toujours de vingt ans en avance sur la matière de cette expression. Il résulte de ceci qu’on ne peut rien apprendre avec eux parce qu’ils se contentent de mots.
— Ce n’est pas utile de vous perdre dans des discours philosophiques pour m’expliquer que vous ne connaissez pas la loi, dit le professeur.
— Certainement, dit Angel, mais il est nécessaire que ces réflexions trouvent leur place quelque part. Si tant est qu’il s’agisse de réflexions. Pour ma part j’inclinerais à les traiter de simples réflexes d’individu sain et susceptible de constater.
— Constater quoi ?
— Constater, objectivement, et sans préjugés.
— Vous pouvez ajouter : sans préjugés bourgeois, dit le professeur. Ça se fait.
— Je veux bien, dit Angel. Ainsi, les individus en question ont étudié si longuement et si à fond les formes de la pensée que les formes leur masquent la pensée elle-même. Vient-on à leur mettre le nez dedans, ils vous bouchent la vue au moyen d’un autre morceau de forme. Ils ont enrichi la forme elle-même d’un grand nombre de pièces et de dispositifs mécaniques ingénieux, et s’efforcent de la confondre avec la pensée en question, dont la nature purement physique, d’ordre réflexe, émotionnel et sensoriel, leur échappe en totalité.
— Je ne comprends pas du tout, dit Mangemanche.
— C’est comme en jazz, dit Angel. La transe.
— J’entrevois, dit Mangemanche. Vous voulez dire : de la même façon, certains individus y sont sensibles, et d’autres pas.
— Oui, dit Angel. C’est très curieux, lorsqu’on est en transe, de voir des gens pouvoir continuer à parler et à manœuvrer leurs formes. Lorsqu’on sent la pensée, je veux dire. La chose matérielle.
— Vous êtes fumeux, dit Mangemanche.
— Je ne cherche pas à être clair, dit Angel, parce que ça m’embête tellement d’essayer d’exprimer une chose que je ressens si clairement ; et, par ailleurs, je me fous en totalité de pouvoir ou non faire partager mon point de vue aux autres.
— On ne peut pas discuter avec vous, dit Mangemanche.
— Je crois qu’on ne peut pas, dit Angel. Vous m’accorderez cette circonstance atténuante que c’est la première fois, depuis le début, que je me hasarde à quelque chose de ce genre.
— Vous ne savez pas ce que vous voulez, dit Mangemanche.
— Lorsque je suis satisfait dans mes bras et dans mes jambes, dit Angel, et que je peux rester mou et relâché comme un sac de son, je sais que j’ai ce que je veux, parce qu’alors, je peux penser à comme je voudrais que ce soit.
— Je suis complètement abruti, dit Mangemanche. La menace impendante, implicite et implacable dont je suis présentement l’objet ne doit pas être étrangère, pardonnez-moi l’allitération, à l’état nauséeux et voisin du coma dans lequel se trouve ma carcasse de quadragénaire barbu. Vous feriez mieux de me parler d’autre chose.
— Si je parle d’autre chose, dit Angel, je vais parler de Rochelle, et ça foutra par terre l’édifice péniblement construit par mes soins depuis quelques minutes. Parce que j’ai envie de baiser Rochelle.
— Mais bien sûr, dit Mangemanche. Moi aussi. Je compte le faire, après vous, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, et si la police m’en laisse le temps.
— J’aime Rochelle, dit Angel. Il est probable que ça va m’entraîner à faire des blagues. Car je commence à en avoir assez. Mon système est trop parfait pour pouvoir jamais être réalisé : en outre, il est incommunicable, aussi, je serais forcé de le mettre en application tout seul, et les gens ne s’y prêteraient pas. Par conséquent, ce que je peux faire comme blagues n’a pas d’importance.
— Quel système ? dit Mangemanche. Vous m’abrutissez littéralement, aujourd’hui.
— Mon système de solutions à tous les problèmes, dit Angel. J’ai réellement trouvé des solutions à tout. Elles sont excellentes et d’un bon rendement, mais je suis le seul à les connaître, et je n’ai pas le temps de les faire connaître aux autres, car je suis très occupé. Je travaille et j’aime Rochelle. Vous voyez ?
— Des gens font beaucoup plus de choses, dit le professeur.
— Oui, dit Angel, mais il me faut encore le temps de rester par terre, à plat ventre, et de baver. Je le ferai bientôt. J’attends beaucoup de cette pratique.
— Si le type vient m’arrêter demain, dit Mangemanche, je vous demanderai de soigner l’interne. Je lui couperai la main avant de m’en aller.
— On ne peut pas encore vous arrêter, dit Angel. Vous avez droit à un cadavre de plus.
— Ils vous arrêtent quelquefois d’avance, répondit le professeur. La loi va tout de travers, en ce moment.
À grands pas, l’abbé Petitjean arpentait la piste. Il portait un bissac lourdement chargé et balançait négligemment son bréviaire au bout d’une ficelle comme font les bachoteurs de leur encrier. Pour se charmer l’ouïe, de plus, il chantait (et pour se sanctifier aussi) un vieux cantique :
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