Сигизмунд Кржижановский - Estampillé Moscou

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Sigismund Krzyzanowski

Estampillé Moscou

Traduit du russe

par Éléna Rolland-Maïski

avec la collaboration de

Catherine Perrel

e-dition augmentée

d'une revue de presse

Collection « Slovo »

ÉDITIONS VERDIER

Éd. Numérique Atelier Panik

Collection « Slovo »

DIRIGÉE PAR HÉLÈNE CHÂTELAIN

Publié avec le concours du Centre National du Livre

En couverture le ïa et le a dernière et première lettre de l’alphabet cyrillique.

Slovo signifie « mot » en russe.

© Éditions Verdier, 1996, pour toutes les langues à l’exception des langues russe et allemande

ISBN : 2-86432-248-X

ISSBN : 1159-5337

4

ème

de couverture

C’est à une promenade topographique et physiologique, dont le pas est la mesure et l’enseigne l’horizon, que Krzyzanowski nous convie dans ces trois textes consacrés à Moscou.

Moscovite d’adoption, arpenteur infatigable, il déchiffre pour nous la ville-livre, ce condensé du monde qui est un des fondements de sa prose. Il tente d’en retracer l’histoire, de décrire l’avènement du nouveau tout en fixant la disparition de l’ancien et, par de courts récits, de brosser des tableaux de la vie pendant la guerre dans ce qu’elle a de plus concret.

Son trait épingle avec art le détail ; l’architecture s’anime, et apparaît tout un petit peuple d’anonymes qu’il peint avec un réalisme qui prend parfois des accents d’étrangeté.

Il nous livre ici en quelque sorte ses instantanés de la capitale.

Né à Kiev en 1887, ce « génie négligé » – comme l’écrivait le poète Chengueli dans un carnet qui a permis de redécouvrir l’écrivain – aura payé très cher le fait d’être en tout point inclassable. Il finira ses jours à Moscou en 1950 dans un isolement total, laissant derrière lui une œuvre abondante, très diverse et quasiment inédite (il est notable que les deux premiers textes du volume aient paru de son vivant, en 1925).

La saisie des notes de bas de page est désormais améliorée par l'ajout à l'appel de note, constitué par un chiffre trop petit pour être "saisi" aisément, du mot qui précéde ce chiffre. Si le mot compte moins de quatre lettres les deux mots précédents sont alors ajoutés à l'appel de note.

Le retour de note à la page de texte est simplifié lui aussi car tout le texte de chacune des notes de cette e-dition constitue un lien vers le texte du livre. Chaque note se termine ainsi par cette flèche :

Ainsi dans cette note-test, ceci est un appel de note Xpour tester ce système. Bien évidemment, pour des raisons de lisibilité, les liens ne sont désormais plus soulignés et restent en noir. Comme dans l'édition papier.

L'ATELIER PANIK

Estampillé Moscou

Treize lettres à un ami de province

Lettre première

Cher ami,

Le sort des lettres qui arrivent en retard est bien connu : d’abord on les attend ; puis on cesse de les attendre. Je sais : mon enveloppe à l’estampille de Moscou est désormais vaine et inutile. Mais il ne pouvait en être autrement : je vivais moi-même à l’intérieur d’une enveloppe hermétiquement fermée. Je commence tout juste à émerger. Deux années ont glissé sous mes doigts comme les boules d’un boulier compteur ; derrière : la tige nue. Cela au moins, vous saurez le comprendre et le pardonner, parce que vous êtes… mon cher ami.

Mais pourrez-vous me pardonner une déception ? Car vous ne trouverez sous ce pli estampillé Moscou que des réflexions sur l’estampille de Moscou. Pour moi, c’est un thème important, qui m’est proche. Pour vous, à sept cents verstes d’ici, il est peut-être ennuyeux, il vous reste étranger. Mais je ne sais écrire que sur ce que je connais. Je suis tellement absorbé par mon problème d’estampille, tellement préoccupé – drôle de préoccupation, direz-vous – par l’étude de ce « cachet unique » déjà signalé par Griboïedov, qui marque et distingue toute la vie qui m’entoure actuellement, que je ne pourrais ni ne saurais inventer d’autres thèmes, qui vous amusent et vous intéressent plus.

Tous les matins, à neuf heures trois quarts, je m’enferme dans mon manteau et m’élance à la poursuite de Moscou. Mais oui : il y a deux ans, je m’en souviens, le train avait pris treize heures de retard, m’obligeant à descendre à la gare de Briansk : il restait encore un bon bout de chemin pour arriver à tout ce que signifie Moscou.

Ainsi, tous les matins, je marche par les rues étroites, laissant les carrefours casser mon chemin comme bon leur semble, et Moscou se rassemble en moi. Un homme long, les épaules voûtées, le visage caché sous les bords noirs de son chapeau, marche près de moi dans les vitres des magasins : je n’ai qu’à tourner légèrement la tête pour le voir. Tous deux, échangeant parfois un regard, nous allons à la recherche de nos significations.

Étrange. Lorsque, le jour de mon arrivée, l’épaule tordue par la valise, je vis du haut du pont Dorogomilov un tas de maisons sous un tas de lumières, je ne pouvais imaginer qu’un jour tout cela allait s’amonceler devant moi, barrant le chemin de ma pensée comme un problème difficile à résoudre.

Bien sûr, les autres cherchent aussi des solutions à tel ou tel problème, comme ils le peuvent ou comme ils le veulent. Derrière tout front, il y a une question qui embarrasse la pensée et tourmente le moi. Pourtant, j’envie les autres : chacun d’entre eux peut enterrer son problème dans un cahier de brouillon, le mettre sous clé dans un laboratoire, l’enserrer entre des signes mathématiques ; ou plutôt, chacun peut s’absenter de son casse-tête, s’en détacher ne serait-ce qu’un instant, laisser à sa pensée le temps de souffler. Mais moi, il m’est impossible de me séparer de mon thème : je vis en lui. Quand je passe devant les fenêtres des maisons, elles me jettent un drôle de regard ; le matin, les yeux à peine ouverts, je vois les briques rouges de la maison d’en face : c’est déjà Moscou. Déjà la pensée : Moscou. Le problème s’est matérialisé, il m’a cerné de mille blocs de pierre, sous mes semelles il a tracé mille petites rues sinueuses, et moi – le drôle de type qui cherche à comprendre où il est – je m’y suis laissé prendre comme le rat dans une souricière.

Quand je passe devant le pavillon jaune pâle portant l’inscription TSKRKP (b) 1puis, une demi-heure plus tard, devant le clocher incliné de l’église des Neuf-Martyrs-aux-Choux, à côté du Pont-Bossu, je ne puis m’empêcher de chercher désespérément leur dénominateur commun. Sur mon chemin, les vitrines des libraires avec des couvertures chaque jour nouvelles : Moscou. Les mendiants qui, la main tendue, encombrent le passage : Moscou. Noir et tranchant, fraîchement imprimé sur des piles de papier blanc, le mot Pravda : Moscou.

Moscou a été trop piétinée, trop de pas ont foulé son asphalte et ses pavés : jour après jour, année après année, siècle après siècle, on a marché comme je le fais d’un carrefour à l’autre, traversant les places, longeant les églises et les marchés clos de murailles, ceints de pensées : Moscou. Traces recouvertes de traces et de traces ; pensées, de pensées et de pensées. Trop de choses s’entassent ici, entourées par la longue courbe des remparts du Collège Impérial. Quant à moi, je mesure tout à l’aune d’un symbole diffus mais obsédant : Moscou.

La vieille demeure blanche 2qui, boudant le bruit de la rue, ne présente que son flanc, au numéro 7 b du boulevard Nikitski, me dit plus exactement l’âme d’un de ses habitants que ne le feraient les essais de Sheenrock.

Aujourd’hui encore, les rotatives pressent le mot à demi exsangue « slavophilie » ; mais pour qui voudrait, un beau dimanche de cinq à sept, visiter l’ancienne Maison Khomiakov sur la Cour-aux-Chiens, la pièce d’angle dite « la parlerie » fournirait une explication nette et définitive. Entre ses murs nus et aveugles distants d’à peine plus de deux mètres, un sofa de cinq ou six places au cuir élimé ; dans l’angle, un râtelier de chibouques. Rien d’autre. Et c’est dans cette pièce sombre, étroite et fermée, que les slavophiles, genoux contre genoux, se sont épuisés en palabres.

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