L’alerte principale retentit. Bien trop vite : la première venait juste de s’éteindre.
— Dépêchez-vous, venez ! hurla-t-il au vieux pour couvrir le mugissement des sirènes.
— Mais allez donc tous vous faire foutre !
La porte métallique semblait enfin là où le vieux la désirait. Il disparut dans sa cave.
Plus personne ne pouvait l’aider, celui-là, il était à bout, il n’avait plus envie de rien, ou plus la force de courir plusieurs fois par jour pour sauver les quelques années qu’il lui restait peut-être à vivre. Haas hésita devant la porte de la cave, puis il prit sa course vers l’abri. Il lui restait encore la force, l’envie de vivre quelque temps. Il tourna à gauche. Il entendait derrière lui le bourdonnement régulier des escadres de bombardiers qui arrivaient sur la zone cible. Il courut comme un dératé, longeant des murailles de ruines, franchissant tout un bric-à-brac, enjambant des bordures de trottoirs, écrasant des éclats de verre jusqu’à ce qu’il voie, peinte sur le sol, l’inscription blanche surmontée de la flèche.
Devant lui, quelques retardataires se pressaient encore dans la place. Il se précipita dans l’escalier à leur suite. Il avait réussi, il allait être en sécurité. En bas, il y avait des gens devant l’épaisse porte en métal qui menait à l’abri. Elle était fermée. Cinq ou six personnes tambourinaient contre le panneau avec les poings, mais il n’y avait plus rien à faire, on n’ouvrait plus. L’abri était complet. Des cris de peur et des voix en colère résonnèrent sous les voûtes des caves.
La respiration haletante, il s’adossa à un mur blanchi à la chaux, se laissa glisser lentement à terre et étendit les jambes devant lui sur le sol nu de la cave. D’autres l’imitèrent, s’assirent devant la porte où ils étaient arrivés quelques instants plus tôt, pleins d’espoir.
Le lugubre roulement s’enfla au-dehors, suivi du sifflement des premières bombes. Détonation après détonation, c’était un concert absolument insupportable d’explosions, suivies du vacarme d’immeubles crevés qui s’effondraient sur eux-mêmes, de morceaux de murs et de toits qui s’écrasaient pêle-mêle au sol. La cave tout entière vibrait comme lors d’un tremblement de terre, les murs vacillaient, se transmettaient les secousses. Un voile grisâtre de chaux et de ciment tomba en pluie du plafond, les recouvrit d’une épaisse couche de poussière, lui et les autres, tous accroupis dans un même désespoir. Le souffle de violentes déflagrations s’engouffrait dans les caves, levant des tourbillons de saleté et de poussière. Il se couvrit la bouche d’un mouchoir, eut de plus en plus de mal à respirer et n’arrêta plus de tousser.
Il lui sembla soudain qu’un coup à lui crever les tympans tonnait directement au-dessus de l’immeuble. Du verre explosa en éclats minuscules, une poussière de charbon microscopique surgit des fentes et des interstices des portes des caves et lui balaya douloureusement la peau du visage et des mains. Des tuyaux de plomb et des conduites d’eau se détachèrent brusquement de leurs fixations et de l’eau gicla de partout. Les petites trappes d’accès en terre cuite destinées au ramonage et situées au pied des cheminées furent arrachées et projetées au loin par l’immense souffle qui depuis les toits s’engouffrait dans les conduits. Elles éclatèrent en mille morceaux contre les murs, suivies d’épais nuages de suie qui jaillissaient des ouvertures comme de la bouche de gigantesques tuyères.
Il eut du mal à garder les yeux entrouverts dans cette fumée noire et piquante ; il n’arrivait plus à respirer, il suffoquait. Il vit des gens se couvrir la bouche et les oreilles avec des manteaux ou des écharpes, quelques-uns debout, errant à tâtons dans la cave, fantômes tout recouverts d’une épaisse couche de suie.
Il eut l’impression que les étages supérieurs s’écroulaient. Des blocs de pierre et des morceaux de rampes tombaient avec fracas dans les cages d’escaliers qui menaient aux caves. Peu de temps après, on entendit un léger crépitement et des craquements à peine audibles dans le vacarme infernal. Les nuages de suie qui tourbillonnaient furent aspirés dans les cages d’escaliers comme par une force magique, signe indéfectible qu’un puissant feu avait dû se déclarer en haut de l’immeuble. Et c’est alors qu’ils sentirent tous cette odeur étrange.
Le gaz !
— Le gaz ! Le gaz !
Ce fut un même hurlement de peur. La porte métallique craqua dans ses gonds et ce grondement sourd se mêla à celui des détonations des bombes.
— Sortez ! Il faut que vous sortiez de là ! Il y a une fuite de gaz ! Tout va sauter !
Il se leva d’un bond, chancela jusqu’à l’escalier de la cave. On le poussa de côté sans ménagements. Derrière lui, la porte métallique de l’abri avait été arrachée. Une masse de gens qui jouaient des coudes et appelaient à l’aide se précipita par l’étroite ouverture, piétinant les premiers qui étaient tombés, écrasés, étouffés, et se ruèrent vers l’escalier.
Haas fut parmi les premiers à s’échapper de ce piège mortel. Il se retrouva dans la rue, noir de suie et de poussière, à quelques mètres de l’entrée de l’abri, cherchant son souffle. En plein milieu de l’enfer…
La maison tremblait sous les déflagrations qui se succédaient à intervalles de plus en plus rapprochés. Kälterer inspecta l’étroite buanderie.
— Où mène cette deuxième porte ?
— Dans la cour.
Elle était recroquevillée, assise sur un tabouret en bois près de la grande lessiveuse.
Il vint près d’elle, s’assit sur le ciment froid.
— Le cercueil a donc deux issues.
Elle ne répondit pas. Il se concentrait sur la puissance des impacts, essayant de deviner s’ils se rapprochaient ou s’éloignaient. On pouvait faire la différence entre les bombes explosives, les bombes incendiaires au phosphore, les bombes à tige ; les unes, stridentes, sifflaient jusqu’au sol, les autres bourdonnaient de plus en plus fort jusqu’à ce qu’on en sente l’impact. Mais il n’était pas toujours capable de les distinguer au son. Il leva les yeux vers la femme.
— Ne craignez rien, dit-il, si vous les entendez, c’est qu’elles ne sont pas pour nous.
— Vous avez encore autre chose à m’apprendre sur les raids aériens ?
Elle était plus calme, paraissait s’être faite à la situation.
— Je les ai tous vécus. J’ai arrêté de compter au vingtième.
— Où est la direction du nord ?
Elle le renseigna. Il crut percevoir une légère moquerie dans sa voix.
— Ils bombardent le centre et peut-être des quartiers ouest, le Kurfürstendamm par exemple. Vous avez encore le temps de vous faire dessus.
Les détonations ne dépassaient pas une certaine intensité.
— Bon, maintenant que vous voilà plus calme, Frau Bulthaupt, nous allons reprendre notre petite conversation.
— Je vous en prie, si vous y tenez.
— D’où connaissez-vous cet homme ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
Elle ne répondit pas, ne fit pas un geste, pas le moindre mouvement. La maison fut secouée d’un fort tremblement. Ils rentrèrent la tête dans les épaules sans même s’en rendre compte. Quand les choses se furent calmées, il reprit :
— Cet homme a tué deux personnes. Dont une femme. Et une troisième a eu de la chance, il l’a laissée pour morte.
Elle lui jeta un regard bref, puis se détourna et regarda par-dessus la lessiveuse, vers la porte.
— Ça ne vous servira à rien de vous taire. Je sais que vous connaissez bien cet homme, je vous ai déjà dit qu’il y avait des témoins. Vous ne faites que vous enfoncer de plus en plus. Ça s’appelle complicité de meurtre. Ça pourrait mal finir pour vous, si vous refusez de collaborer avec moi.
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