— Je voulais vous remercier de m’avoir aidé.
Il bredouilla quelques mots inaudibles pour donner le change car il n’avait aucune idée de ce que cet homme lui racontait.
— Je veux dire, parce que vous m’avez tiré du pétrin. J’ai été libéré trois jours après notre entretien.
Seul Bechthold ou Scholl avait pu s’occuper de ça, ils avaient dû avoir la trouille. Ou bien Heuteibeck s’était rétracté, tourmenté par un reste d’honneur. Personnellement, cela faisait des jours qu’il avait complètement oublié que l’innocent Buchwald était encore en prison.
— Ce n’est rien, Herr Buchwald.
— Mais je vous appelle aussi pour…
— Qu’est-ce que vous avez sur la conscience ?
Il ouvrit machinalement le dossier Karasek.
— J’ai vu Haas hier matin.
— Où ?
— Dans mon bistrot habituel, la brasserie Chez Irma, là où je l’avais déjà vu. Il était assis avec la propriétaire, Karine Bulthaupt ; ils avaient l’air de bien s’entendre tous les deux. Comme je l’ai dit, je considère qu’il est de mon devoir…
Il l’interrompit brutalement :
— Merci et Heil Hitler !
Depuis des semaines Haas avait disparu sans laisser de traces, et il resurgissait au moment précis où on ne pouvait plus le soupçonner du meurtre de Karasek. Même s’il n’avait pas de liens directs avec son enquête, il fallait tout de même qu’il lui mette la main au collet. Sa série de meurtres n’était pas banale. Arrêter un type comme lui ferait toujours gagner des points. En outre, Haas était le seul à avoir parlé à tous les habitants de la Sophienstrasse avant de les avoir supprimés. Peut-être avait-il appris pourquoi le nom de Ludwig Bideaux était écrit au dos des lettres que recevait sa femme.
Les freins grincèrent. Kruschke se retourna et dit :
— Ça devrait être ici, Herr Sturmbannführer. Vous voyez, là, l’enseigne ?
L’immeuble dans lequel se trouvait le bistrot avait l’air encore relativement intact, excepté les inévitables carreaux cassés. Les fenêtres étaient clouées avec des planches, et devant l’entrée des pavés avaient été arrachés du trottoir. Mais la porte était entière. Il y avait une carte épinglée dans un cadre en bois, et une lampe au-dessus de l’enseigne.
On était samedi matin et le bistrot était fermé. Il se faufila par l’étroite entrée du portail et entra dans la cour. La porte qui donnait sur la cuisine était ouverte. Il entra, passa la porte battante et se retrouva dans le local. Une femme entre deux âges était en train de laver le sol.
Elle leva les yeux.
— C’est fermé ! On rouvre à cinq heures.
— Vous êtes Frau Bulthaupt, la propriétaire ?
— Qu’est-ce que vous lui voulez ?
Elle se redressa, appuya son balai-brosse au comptoir et s’essuya les mains à son tablier.
Il se présenta et tendit son laissez-passer. Il remarqua que son corps se raidissait et qu’elle ne le quittait plus des yeux. Il tira de sa poche une photographie de Haas et la jeta sur le comptoir.
— Vous avez déjà vu cette personne ?
Elle y jeta un rapide coup d’œil.
— Non.
— Prenez votre temps.
— Je ne le connais pas. Jamais vu.
— Mais cet homme est déjà venu dans votre établissement. Il y a des témoins.
— Et alors ? Je ne peux pas me rappeler la tête de tous ceux qui viennent ici. En plus…
Ils furent interrompus par la scie monotone d’une préalerte.
Il n’avait pas l’air de vouloir suspendre l’entretien. La femme saisit son balai et regarda vers la porte.
— Il faut aller au bunker, dit-elle.
— Nous avons le temps, ce n’est que la première alerte. Répondez d’abord à mes questions. Et ne me racontez pas d’histoires ! Cet homme a été vu ici, pas plus tard qu’hier matin, et manifestement il vous faisait des confidences.
Elle risqua un pas vers la porte du fond. Il lui saisit le poignet.
— Laissez-moi tranquille.
Elle se libéra d’un mouvement brusque et courut vers la porte, balai en main.
Il la poursuivit, réussit à l’attraper. Elle se défendit, essaya de lui faire lâcher prise.
— Frau Bulthaupt, vous protégez un assassin. Vous vous êtes mise dans un sale pétrin.
— Lâchez-moi, il faut que j’aille à l’abri, ahana-t-elle.
L’alerte principale retentit très vite, sans avoir été annoncée. Quelques secondes plus tard, il entendait le vrombissement des quadrimoteurs. Et aussitôt les bombes tombèrent. La femme hurla, lâcha son balai qui heurta bruyamment le sol.
Il sursauta, tout en continuant à parler.
— N’ayez pas peur, c’est tombé loin, un kilomètre au moins. Venez, courons au bunker le plus proche.
— C’est trop loin, et on ne nous laissera plus rentrer ! Il faut que nous trouvions un endroit ici.
Ils dévalèrent un petit escalier, suivirent un couloir et se retrouvèrent dans une buanderie au plafond bas. Il ferma la porte, puis leva les yeux. S’il avait eu une tête de plus, il aurait dû la pencher de côté pour se tenir debout. Il toucha le plafond humide. Une dizaine de centimètres à peine le séparaient de la mort. De la terre glaise et de la paille, quelques poutres moisies. Il se tourna vers la femme, accroupie derrière une lessiveuse.
— Un sacré piège mortel, ce trou pourri ! lui hurla-t-il.
— Et alors ? Qu’est-ce vous voulez que j’y fasse, moi ?
On entendit de nouveau des déflagrations, bien plus intenses, plus proches que les premières.
La première alerte le surprit dans une petite rue adjacente où une maison sur deux exhibait déjà des dégâts très importants. Sa bonne humeur légèrement avinée disparut d’un seul coup au hurlement de la sirène. Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Les alignements de rues parsemées de ruines finissaient par se ressembler et il restait peu de repères précis.
Il leva la tête vers un ciel d’un bleu étincelant. Le soleil de midi l’éblouit et dans l’air froid il sentit la sueur sur sa peau. Il était pris au piège.
À cent mètres de lui, des gens se précipitaient hors des maisons et des trous de caves. Ils surgissaient des tas d’éboulis et de remblais, tramant derrière eux des enfants en pleurs qui rechignaient. Titubant sur les gravats, ils se hâtaient dans la direction où ils pensaient être en sécurité.
Haas voulut pédaler plus vite pour ne pas les perdre de vue, mais il n’y réussit pas. Zigzaguant, il parcourut à peine une vingtaine de mètres, puis la rue se rétrécit en un chemin montant jonché de pierres, impropre aux bicyclettes. Il dessella et mit le précieux engin au cadenas contre le lampadaire le moins endommagé qu’il trouva. Valise à la main, il voulut se précipiter sur les traces du groupe, mais celui-ci était déjà hors de vue, disparu derrière un monceau de décombres. Il ne savait absolument pas où se trouvait le bunker ou l’abri le plus proche. Il sentit la transpiration lui couler au creux des reins.
Il entendit une porte claquer derrière lui et se retourna. Au pied de la façade calcinée d’une maison bombardée, un vieil homme sortait d’un trou de cave que fermait une méchante porte en planches. Le vieux était en train de faire glisser avec peine devant son soupirail une lourde porte métallique arrachée de ses gonds quand Haas le rejoignit.
— Le bunker le plus proche ? s’écria-t-il tout essoufflé.
Des yeux éteints, humides dans un visage ridé.
— T’as qu’à demander à Albert Speer.
— Arrête tes conneries, ça va recommencer. Réponds-moi.
Tout en tirant sur sa porte, le vieux lui indiqua vaguement le nord.
— Dans la deuxième rue perpendiculaire, à gauche il y a un grand abri.
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