« Les tirs de représailles sur Londres se poursuivent… »
Nouveaux bruissements…
Un signe des temps. Le vide dans son crâne avait cédé la place à des bourdonnements.
Il était assis sur le lit, épiant les crachotements monotones de la radio et contemplant le petit trou dans le bois qui s’estompait de plus en plus dans la pénombre, jusqu’à ce que, les yeux stupides, il ne distingue plus que le noir de la nuit.
« Que la tempête fasse rage ou qu'il neige, que le soleil nous sourie, que le jour soit chaud comme un four ou glaciale la nuit, les visages sont toujours pleins de poussière ; mais nous sommes joyeux, notre panzer ronronne dans le vent de la tempête. » Le SS-Panzeroffizier braillait son chant guerrier tout en battant la mesure contre le comptoir avec la pointe de sa botte droite.
— Bon, alors à la vôtre, rit-il après son intermède chanté.
Il avala d’un trait son verre de schnaps et se tourna vers Kälterer :
— On les aura.
Il devait avoir vingt-cinq ans à peine, avec cinq ans de guerre derrière lui. D’Arras à Koursk, du canal de la Manche à Arnheim, toujours primesautier. Car il avait tiré le gros lot : comme il le disait, après ces cinq années, il était toujours entier.
Ils étaient assis au comptoir du bar de la salle de restaurant de l’hôtel. Le Hauptsturmführer svelte et blond avait déjà bu quelques verres avant de s’imposer à Kälterer qui n’avait pu s’en débarrasser. Il aurait préféré réfléchir calmement, en compagnie d’une ou deux bières, à ces deux lignes de la lettre que Haas avait perdue.
— Ils ne peuvent pas gagner, tout simplement parce qu’ils sont trop primitifs pour ça, clama son voisin de tabouret.
Depuis le matin, l’artillerie russe grondait de la tête de pont de Baranow, près de Varsovie, annonçant la grande offensive attendue depuis longtemps avec inquiétude. De la Prusse-Orientale à la Galicie, avec un surnombre impressionnant d’hommes et de matériel, les bolcheviques lançaient des assauts contre la mince ligne de défense allemande. Les permissions étaient suspendues, lui avait dit le chef de char, on montait au front demain, aujourd’hui était réservé pour se soûler la gueule une dernière fois.
— Ils ne sont même pas foutus de défiler correctement au pas cadencé. Il y en a toujours qui sortent du rythme.
Il disait cela la tête branlante, tout en gardant les yeux rivés sur les dernières bouteilles de schnaps alignées sur les étagères du bar, comme s’il expertisait d’un air connaisseur une compagnie à la parade.
Kälterer se taisait. Deux lignes brèves, et cet expéditeur. Il y avait trop de hasards dans cette affaire. Le meurtre d’Inge le jour même où elle lui avait parlé du calepin noir de Karasek, le cambriolage avec effraction de son bureau, et à présent ce nom, ce nom qui l’accompagnait depuis le début de cette enquête.
— Vous savez, leurs tankistes, ils sont assis dans leurs chars sur des caisses à savon en bois, que de la carcasse, rien de fini, sorti directement de l’usine, ils sont à bout, finis. Le Führer les a attirés jusqu’ici et maintenant on va les achever.
Kälterer jeta un œil à son voisin qui entre-temps avait aligné devant lui toute une batterie de verres de schnaps vides. Il téta une gorgée de sa bière.
« Tu ne peux t’en prendre qu'à toi-même. Tu ne peux pas me rendre responsable de ce qui s’est passé. Adieu. Ludwig. » C’était tout. Il n’était pas capable de deviner si ces quelques mots avaient un rapport avec son affaire, ni s’ils y faisaient même allusion.
— Ils sont même pas foutus de compter jusqu’à dix ! J’en étais quand on a fait des centaines de prisonniers…
Les yeux du Panzeroffizier étincelèrent.
— Il n’y a même pas si longtemps que ça.
Il se pencha de nouveau sur son verre à moitié vide.
— S’ils ne savent pas compter, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes si on ne les traite pas comme des êtres civilisés. Les commissaires du peuple, on les a liquidés tout de suite. Les autres, suffisait de les toucher pour qu’ils tombent raides morts. Ils n’ont aucune culture. Des sous-hommes, quoi.
Kälterer ne prononçait pas un seul mot que son voisin aurait pu prendre pour une approbation, une invite à poursuivre ou une critique. Mais l’officier n’en faisait aucun cas.
— Il faut qu’on sauve l’Europe de ces hordes. Nous devons cela à la culture.
Le tankiste se leva et vacilla sur les jambes en direction des toilettes. À la porte, il accrocha Kruschke qui cherchait Kälterer du regard.
— Faites donc attention, espèce de crétin !
Kruschke rectifia la position jusqu’à ce que le Panzeroffizier disparaisse, puis marcha sur Kälterer.
— Sturmbannführer, je me suis occupé du linge. Je me suis permis de le monter dans votre chambre.
— Merci, Kruschke, vous pouvez disposer de votre soirée.
Le chauffeur salua et sortit. En le suivant du regard, il remarqua qu’il n’y avait pas que des clients de l’hôtel qui venaient se soûler. Des combattants de l’arrière-front, des permissionnaires, des journalistes de pays amis prenaient d’assaut tous les bars encore intacts de la ville. Deux tabourets plus loin, un officier des troupes de Vlassov discutait en français avec un civil, vraisemblablement un admirateur de Pétain. Le monde des collaborateurs s’amenuisait de plus en plus. Ceux-là savaient pourquoi ils s’étaient enfuis. Les règlements de comptes allaient suivre. C’étaient des traîtres, aucun doute là-dessus. Mais il ne pouvait pas s’imaginer ce qui allait lui arriver, à lui, si les Alliés exécutaient leur intention et traduisaient en justice tous les criminels de guerre. Mais il n’était pas un criminel de guerre… Seulement, les Alliés seraient-ils aussi de cet avis ? D’un autre côté, ils auraient besoin d’une police d’ordre. On ne pouvait pas livrer tout un pays à l’anarchie…
L’officier lui crachouilla dans l’oreille :
— Leurs panzers, mous comme du beurre quand nos obus leur rentrent dedans, pas de blindage, ces engins-là…
Il escalada à grand-peine le tabouret, dut se retenir au comptoir pour ne pas basculer en arrière.
Kälterer lui adressa un signe de tête tout en passant le plat de la main sur la lettre. Le « tu » des deux lignes était familier, le « adieu » définitif. Entre les deux, un reproche. Et certainement la fin d’une liaison. Mais peu lui importait de savoir lequel des deux rendait l’autre responsable, et de quoi.
— Mais ils sont rapides, leurs putains de panzers, et avec un sacré rayon d’action. Ils vous poursuivent sans même s’arrêter pour pisser. Robustes aussi.
Le tankiste avait l’air profondément désolé.
— Et il y en a plein, il y en a bien trop. Pour un de chez nous, il y en a dix, et t’en as bousillé dix, il en vient quinze.
Kälterer observa un instant les galons sur l’uniforme du jeune homme complètement ivre à présent, les mêmes que ceux qu’il portait encore un an auparavant. Le plus intéressant de cette lettre, c’était l’expéditeur. Everding avait vu Frau Haas avec un homme en uniforme. L’idée ne le quittait pas que ces deux hommes, selon toute vraisemblance, n’en faisaient qu’un.
Le jeune officier lui tapota maladroitement l’épaule et voulut ajouter quelque chose. Mais avant même qu’il puisse dire un mot, il perdit l’équilibre, essaya de tendre le bras vers Kälterer pour se retenir, mais sa main agrippa le vide et il bascula lourdement en arrière sur le sol tandis que Kälterer s’écartait. L’homme était allongé par terre et gémissait entre les pieds des tabourets qu’il avait renversés dans sa chute. Il se redressa lentement, se retrouva à quatre pattes, contempla le sol et se mit soudain à vomir.
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