Il marcha sur elle.
— Haas n’était pas meilleur que les autres, dit-elle à voix basse. Le jour de votre foutue prise de pouvoir, il a chanté à tue-tête comme les autres. « Je suis désolé pour votre mari, qu’il m’a dit dans son ivresse, mais avec des temps nouveaux, il y en a toujours qui restent sur le carreau. » Il serait question maintenant de l’essentiel : le peuple, une seule communauté, tous devaient œuvrer dans la même direction, pour le même but, le bien-être et la paix. Les empêcheurs de tourner en rond n’avaient plus leur place dans tout ça.
Elle haussa les épaules.
— Mais bah ! avec le temps, tout le monde peut devenir plus intelligent, même un Haas.
Elle planta son regard dans ses yeux, comme si elle attendait qu’il devienne brutal pour faire la démonstration de sa vision du monde. Il n’allait pas lui faire ce plaisir. Il ne bougea pas, l’exhorta seulement à poursuivre d’un signe de tête.
— Vous avez raison, vous l’avez rendu cinglé dans le camp où vous l’avez fourré. Il s’est précipité chez moi hier matin — je venais juste de rentrer du travail — et a commencé à hurler : « Où est la valise, où est la valise ? » Je ne l’ai d’abord pas reconnu. Dans le temps Haas avait plutôt bon air, mais il a beaucoup maigri. Plus courbé aussi. Je lui ai proposé un ersatz, mais il n’y a que la valise qui l’intéressait. Je l’ai traînée avec moi pendant une éternité, cette valise, Dieu sait pourquoi. Il était pressé, il est reparti tout de suite. Je l’ai suivi sur le pas de la porte. Il était à peine arrivé au palier de dessous qu’il a ouvert ce truc en carton bouilli et s’est mis à y farfouiller, comme si sa vie en dépendait. Je suis rentrée pour aller chercher mon panier à provisions et mes tickets, histoire d’aller poireauter un peu dans les files d’attente. Quand je suis revenue dans la cage d’escalier, Haas avait disparu. Mais j’ai trouvé une lettre adressée à sa femme. Il l’aura sans doute perdue, ou oubliée, tellement il était perturbé.
— Vous l’avez encore, cette lettre ?
Elle se leva, ouvrit l’armoire et en sortit un carton à chaussures. La lettre était sur le dessus.
— La voilà.
Il regarda le nom de l’expéditeur, eut un mouvement de surprise, tira la lettre de l’enveloppe et survola les deux lignes. Il l’enfouit dans sa poche et se tourna vers Frau Everding.
— Dites-moi, vous savez qui a dénoncé Haas ?
Elle secoua la tête.
— Je pense que ce devait être quelqu’un de la fête. Ils sont capables de tout, mais aucun d’entre eux ne s’en est vanté. Je n’en sais pas plus.
— Et vous aviez de bons rapports avec Frau Haas ?
— Seulement depuis l’arrestation de son mari. Il faut bien qu’on se soutienne quand tout le monde vous regarde de travers. Mais Frau Haas était quelqu’un de bizarre, en fait elle ne tenait pas à avoir des relations.
— Et est-ce qu’elle en aurait eu avec des hommes après l’arrestation de son mari ?
— Je ne crois pas.
Elle se tut un moment avant de poursuivre :
— Mais je ne fais pas attention à ce genre de choses ; que les autres en fassent des gorges chaudes !
Elle haussa les épaules.
Il lui proposa une cigarette qu’elle accepta sans hésitation. Pas pour être sociable, plutôt pour lui faire du tort.
— Je l’ai vue une fois avec un homme, peu avant sa mort. (Elle souffla la fumée.) Mais ça ne ressemblait pas à des relations amicales. Ils étaient en train de se disputer, elle criait après lui, en pleine rue. Ça m’a bien fait plaisir. Le type était quelqu’un dans votre genre, en uniforme noir…
Il tordit la bouche en un rictus.
— Elle l’engueulait sans doute à cause de l’arrestation de son mari. Car elle était courageuse.
Elle tira une bonne bouffée de sa cigarette.
— Je n’en sais pas plus.
Il remercia d’un battement de paupières, cala son chapeau sur son front et se tourna vers la porte. Il fit volte-face sur le palier et lui dit :
— A l’avenir, faites attention à ce que vous dites, sinon on vous arrêtera.
Elle haussa une fois encore les épaules et le suivit du regard. Il avait déjà atteint la moitié de l’escalier quand elle lui cria :
— Faites plutôt attention à vous. Vous pouvez être aussi prudent que vous voudrez, cela ne vous servira bientôt plus à grand-chose.
Il avait l’impression que son crâne était une coquille vide.
Oui, il avait la tête vide… et sans doute aussi un filet de salive à la commissure des lèvres. Il était fini, à bout, vidé, il avait l’impression de n’être plus qu’un misérable petit tas de déchets. Il dut prendre sur lui pour ne pas devenir complètement cinglé. Il avait trié le contenu de la valise, noté tout, comme pour un inventaire, fait des listes qu’il s’était martelées dans le crâne. Il lui fallut faire d’énormes efforts pour penser, combler le vide, peu à peu…
La valise était ouverte sur le sol. Sur le plancher de sa soupente. Il en avait déballé le contenu sur la table. Pull-over, vêtements, robes, bas de laine, linge de corps et habits pour Fritzschen, une paire de chaussures pour dames et une pour enfants, un petit ours brun en peluche, des couverts en argent dans leur écrin doublé de velours, une boîte à bijoux avec des colliers en or et en argent, des boucles d’oreilles, des chaînettes, des bracelets, des broches, des bagues et un collier de deux rangs de perles. A côté, une grande enveloppe avec des papiers personnels et une liasse de billets de banque. Des albums photos en cuir noir pesaient sur une pile de nappes damassées. Il avait aussi étalé quelques photographies.
Il eut soudain de nouveau les billets en main, les compta, additionna les sommes, recompta : douze mille reichsmarks. Il en fit une liasse. Il y avait plusieurs lettres aussi, ouvertes, des lettres à l’écriture serrée. Il les voyait à travers un rideau de larmes, ces lettres, cette tromperie, cette honte… Il s’étouffa, se pencha en avant, pris de nausée, sanglota en silence.
Aspirer profondément, garder son calme, expirer, faire un inventaire, mettre de l’ordre dans ce qu’il lui arrivait, essayer de l’admettre, compter…
L’endroit lui paraissait pourtant familier : l’étagère avec les livres, le lit, le poêle. Mais dans son souvenir ces lieux étaient liés à un certain bien-être, à de la chaleur. Et voilà qu’ils étaient glacés ; s’échappant de chaque fente des lames de bois du parquet, un froid humide se répandait en rampant sur le sol… la lampe, le cadre, la radio du peuple et cette voix gutturale qui égrenait les informations…
« Comme prévu, après plusieurs heures de pilonnage d’artillerie, les Soviets viennent de lancer leur offensive depuis leurs têtes de pont sur la Vistule, près de Pulawy et de Warka, depuis le coude de la Vistule au nord de Varsovie, ainsi que des têtes de pont de Narew, des deux côtés d’Ostenhourg. Des combats acharnés se sont embrasés sur tout le front. Entre la Vistule et les collines du sud de la Lysa-Gora, aux endroits où l’offensive a percé, de durs combats se poursuivent contre l’infanterie et les forces blindées des bolcheviques qui ont avancé vers l’Ouest en passant la Nida… »
La voix se tut quelques instants, surgit de nouveau, devint inaudible, recouverte par des crachotements divers et des bruissements dus à des interférences.
Il était assis sur le lit, coudes sur les genoux, visage enfoui dans les paumes de ses mains. A travers ses doigts, il fixait un minuscule trou laissé par un nœud de bois dans une lame du plancher.
Les bruits de fond disparurent et il entendit de nouveau la voix :
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