Richard Birkefeld - Deux dans Berlin

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Hiver 1944. Dans un hôpital militaire, Hans-Wilhelm Kälterer, un ancien des services de renseignements de la SS, se remet d'une blessure par balle. Il sait que la guerre est perdue et qu'il doit se racheter une conscience. Il rejoint la police criminelle de Berlin où il est chargé d'enquêter sur le meurtre d'un haut dignitaire nazi. Dans le même temps, Ruprecht Haas s'évade de Buchenwald à la faveur d’un raid aérien, et regagne la capitale pour retrouver les siens, bien décidé à se venger de ceux qui l'ont dénoncé. Tandis que Berlin agonise au rythme des bombardements alliés et de l'avancée inéluctable des troupes soviétiques, une chasse à l'homme sans merci s'engage. Car, de ces deux hommes au milieu du chaos, un seul doit survivre.
Magnifiquement documenté, passionnant, original : du grand polar ! François Forestier, Le Nouvel Observateur.

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— Comment allez-vous ?

— J’ai encore réussi à sauter de la faux, murmura-t-elle en retombant sur son oreiller. Vous aviez raison : Haas m’a épiée, il a voulu me tuer et m’étouffer. Si cet homme n’était pas passé…

— Frau Fiegl, une chose après l’autre, l’interrompit-il en lui prenant le poignet pour la calmer. Je sais que ce qui vous est arrivé est terrible, mais si nous voulons mettre la main sur l’agresseur, il faut que nous sachions tout, et dans les moindres détails.

Elle le regardait, tenta d’approuver de la tête.

— En fait, je ne sais pas grand-chose. Il m’a surprise alors que j’étais en train de ramasser du bois, m’a jetée dans cette cave et m’a bombardée de questions.

Elle tâta prudemment son pansement.

— Il pensait que je l’avais dénoncé et que j’avais sa famille sur la conscience.

Elle leva des yeux où se lisait la peur et l’indignation.

— Qu’est-ce qui peut lui faire croire des choses pareilles ? Je n’ai jamais fait de mal à une mouche. J’ai toujours été aimable avec sa femme, et voilà comment on me remercie. Et je me suis même occupée de sa valise. Ça ne l’a pas empêché de m’agresser, de me jeter par terre et de me frapper avec son morceau de bois jusqu’à ce que tout soit plein de sang.

Elle avait la respiration oppressée. Elle poursuivit à voix basse :

— Je crois que je me suis réveillée parce que je n’arrivais plus à respirer. Il m’avait enfoncé quelque chose dans la bouche, une espèce de vieux chiffon. J’ai réussi je ne sais comment à le recracher un peu, j’ai crié et je suis retombée dans les pommes. Je me suis réveillée sur une civière.

Elle avait vraiment eu de la chance. Haas l’avait certainement laissée pour morte avant de disparaître. Il inspecta le morceau d’étoffe grossière que Hecke lui avait donné. Manifestement, Haas l’avait bâillonnée après l’avoir tabassée. Ça n’avait aucun sens.

— C’est tout, Frau Fiegl ?

Elle tourna la tête d’un seul mouvement et gémit de douleur.

— Il faut sans doute que j’attende un peu avant de pouvoir remuer la tête.

Elle esquissa un sourire.

— Sinon, vous ne vous rappelez rien ? Le plus petit détail peut être important. Réfléchissez.

La moitié visible de son front se couvrit de rides.

— Il m’a aussi demandé où était la valise de sa femme.

— Et alors ?

— J’ai donné cette valise à l’Everding, à la rouge. Après tout, j’avais déjà assez d’ennuis avec mes propres affaires.

Il y avait deux jours que Haas avait agressé la Fiegl. Il rendrait certainement visite à Frau Everding. Cette fois-ci, il le serrait de près.

50

— Qu’est-ce que vous me voulez encore ?

Cette fois, Everding en personne s’était encadrée dans la porte, bras croisés sur la poitrine.

Ces gens-là, faut les cogner tout de suite, après, tout marche comme sur des roulettes. Si quelqu’un avait montré autant de mauvaise volonté et d’agressivité au cours d’un de ses interrogatoires, l’instructeur avait eu tôt fait de remettre les pendules à l’heure. Mais à présent, il valait peut-être mieux montrer de la retenue pour commencer, même s’il n’avait pas envie non plus que Frau Everding lui marche sur les pieds.

— Frau Everding, vous devriez baisser d’un ton, je peux aussi m’y prendre autrement.

Elle haussa les épaules.

— Bien, laissez-moi entrer, j’ai quelques questions à vous poser.

Elle le précéda dans une petite pièce sombre. Le mur de l’immeuble voisin se dressait à quelques mètres de l’unique fenêtre. Une colocataire, qu’il connaissait de sa première visite, était assise sur le lit. Une table, une chaise et une armoire brune éraflée composaient tout le mobilier de cette minuscule chambre. La jeune femme rit et se leva :

— Mais le revoilà, ce beau jeune homme !

Elle alla à sa rencontre et mit les poings aux hanches.

— Et encore avec la vieille Gerda. Ça vous dirait pas de sortir plutôt avec moi ? Je vous invite.

Elle le toisa du regard, puis fixa ses yeux sur sa braguette. Elle s’approcha de lui à le toucher, frotta son bas-ventre contre son entrejambe et lui sourit.

Il sortit son laissez-passer et le lui brandit sous le nez.

— Gestapo. Ça vous ennuierait de sortir ?

Elle recula d’un pas pour lire le document.

— Bon, ben tant pis ! dit-elle, et elle passa lentement devant lui en se déhanchant.

Arrivée à la porte, elle lui lança :

— M’aurait étonnée aussi que vous veuillez sortir avec Gerda. Demandez-lui donc pourquoi elle rapporte plus de viande et de poisson que nous autres à la maison !

Everding cria après elle :

— Comme si je ne vous en donnais pas !

— Calme-toi, vieille conne.

La voix de la femme leur parvenait de la cuisine.

Gerda Everding leva les bras, résignée :

— J’ai droit au supplément pour travaux pénibles, je le leur ai déjà dit souvent, mais elles n’écoutent jamais !

— Vous ne travaillez plus à la centrale d’échanges ?

— Bombardée et déménagée plus loin ; ils n’avaient plus besoin de moi. Je tourne des obus en équipe de nuit. (Elle ricana…) Ça n’a pas l’air d’aller bien fort pour vous autres, que vous voilà obligés de confier votre production de munitions à des ennemis de l’État !

— Vous n’avez plus peur de rien, n’est-ce pas, Frau Everding ? Mais ne vous fiez pas éternellement à mon bon cœur. Il vous reste encore quelque chose à perdre.

— Et quoi ? Mon mari est mort. Mon fils qui est allé se fourvoyer est tombé à Riga. Et vous n’avez qu’à regarder comment je vis ici, parquée avec des idiotes.

— Reste la vie.

— Quel sens peut-elle encore avoir aujourd’hui la vie ? Les bombardiers arrivent tous les soirs, et je m’en réjouis. Ils viennent tous les soirs pour nous offrir, à moi et à tous ceux qui l’ont mérité, une vie libre, il n’y a que cela qui compte, même si je devais y rester.

— Ça veut dire que vous soutenez cette terreur qui tue même des enfants ?

Elle le regarda sans un mot, comme si elle savait que même pour lui ce genre de discours était un mensonge éhonté.

Vous connaissez les ordres, finissez-en !

Mais ce n'est qu'une enfant !

Finissez-en ! Il faut qu’on leur montre, sinon cette guerre ne s’arrêtera jamais.

Everding s’assit sur le lit et lui offrit l’unique chaise.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? Pourquoi êtes-vous revenu ?

— Est-ce que votre ancien voisin Haas est passé vous voir ces deux derniers jours ?

Elle hésita. Cette fois son regard la trahissait : il était passé, cela ne faisait aucun doute.

— Chère Frau Everding, avant que les choses se gâtent, que ça aille mal pour vous et que nous poursuivions cette petite conversation Prinz-Albrecht-Strasse, je vais vous dire une chose : Ruprecht Haas est recherché pour un triple assassinat et pour coups et blessures graves portés à autrui. Cet homme est dangereux, il est fou, il tue tous ceux dont il pense qu’ils ont un lien avec son arrestation.

Elle se contrôlait étonnamment bien. Elle ne bronchait pas à ses révélations.

— Et il n’est plus question de votre ami Karasek. Même si tout vous est égal et que vous ne nous portez pas particulièrement dans votre cœur, il est impossible qu’un meurtrier comme Haas continue à circuler librement, se fasse justice lui-même et tue des innocents.

— Justice… murmura-t-elle. Innocents ?

Elle se leva.

— Mais qui peut bien être innocent dans ce pays ?

Il se demanda s’il ne devait pas la claquer tout simplement contre le mur. L’instructeur appelait ça : Leur déverrouiller l'élocution. Il avait été trop patient avec elle. Il respectait son courage : cette damnée bonne femme l’impressionnait. La balancer contre le mur, lui arracher les cheveux, la jeter contre la cuisinière, elle se ferait toute petite et cracherait illico la vérité. Il pouvait difficilement l’emmener, ça lui causerait trop de tracas, et puis il lui faudrait remplir bien des paperasses. Et cela attirerait encore plus l’attention sur son enquête. Gifler, donner des coups de pied, battre, éliminer, en finir, cela avait toujours été la voie royale du succès rapide. Mais ça n’était plus possible… Merit, nom de Dieu, pourquoi ne lui avait-elle pas dit il y a cinq ans qu’il était sur la mauvaise pente. Il n’en serait pas là, personne ne jouerait au chat et à la souris avec lui, et en lui donnant mauvaise conscience par-dessus le marché. Mais en ce temps-là personne ne pouvait prévoir comment les choses allaient tourner en Allemagne, même Merit n’avait pu s’en faire la moindre idée. Seule Gerda Everding avait probablement tout su mieux que tout le monde, les rouges ne sont-ils pas persuadés qu’ils ont la vérité infuse ? Mais cela ne lui avait pas rapporté grand-chose.

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