Derrière son volant, Kruschke rectifia la position. Allons, il n’avait sans doute pas encore eu la possibilité de cafarder quelque chose de bien intéressant !
Kälterer vérifia que le chargeur de son 9 mm parabellum était plein et le repoussa, dans son logement. Un chargeur de huit cartouches, c’était suffisant, sauf pour nettoyer une tranchée en combat rapproché. Il fit sauter le cran de sûreté du pistolet. Il n’était pas tout à fait impossible que Haas soit dans son jardin. L’homme était dangereux, il fallait s’attendre à tout.
Si vis pacem, para bellum. « Si tu veux la paix, prépare la guerre. » C’était à peu près le sens. C’était peut-être à cause de son éducation humaniste qu’il tenait à ce lourd P08, quoique l’arme eût été remplacée en 1942 par un modèle plus récent. Et qui plus est : elle n’était pas du tout en rapport avec son grade. Habituellement, les officiers s’achetaient eux-mêmes leur arme, et avant tout un calibre 7,65. Ces derniers temps, on se portait volontiers sur le Mauser, pour les reflets bleus du métal.
Il enfouit le pistolet dans la poche de son manteau et regarda brusquement dans le rétroviseur. Son regard croisa celui de Kruschke qui l’observait avec attention. Le chauffeur détourna aussitôt les yeux et fixa le pare-brise.
— Attendez-ici !
Il descendit de voiture et ferma la portière sans la claquer. C’était peut-être une précaution inutile, car le vent qui soufflait en tempête étouffait tous les bruits. Ils auraient pu s’approcher plus, mais on n’était jamais trop prudent.
Il suivit le chemin boueux à courtes enjambées. Les lopins de terre des jardins ouvriers étaient à environ deux cents mètres. Quelques corneilles passèrent au-dessus de lui en croassant, survolèrent les arbres et se posèrent entre les jardins et un bosquet, dans un champ fraîchement ensemencé.
Les lieux avaient l’air abandonnés. Il n’y avait pas âme qui vive, aucun bruit ne signalait une quelconque activité ou des jardiniers qui seraient venus le soir après le travail pour préparer leurs plates-bandes et leurs cabanes pour l’hiver. Au-dessus de l’entrée principale, un écriteau signalait : « Lieu de jardinage et de repos ». L’association ne s’était pas souciée d’une clôture. Il n’en repéra pas non plus à l’autre extrémité de l’allée centrale. Selon le croquis qu’il s’était tracé suivant les indications de la mère Fiegl, la parcelle de Haas était la dernière à droite de la deuxième allée perpendiculaire.
Les terrains avaient à peu de chose près tous la même surface. Ils étaient séparés par des clôtures grillagées le long desquelles grimpaient des ronciers de framboises et de mûres. Le vent s’emparait des dernières feuilles des poiriers à haute tige, des pommiers trapus et des cerisiers qui lui barraient la vue. Les feuilles virevoltaient dans la bourrasque et finissaient par se prendre dans les ronciers. La plupart des plates-bandes avaient été récoltées, il restait encore quelques choux isolés sur quelques parcelles. Le vert foncé d’une plantation de choux frisés fit tache sur les bruns de cette fin d’automne. Devant les constructions de planches des abris de jardin, les légumes étaient alignés comme des militaires à la parade. Alors qu’il continuait à avancer, il vit de la fumée qui sortait de quelques cheminées. Manifestement, toutes les parcelles n’étaient pas abandonnées. Il évita prudemment toutes les flaques d’eau de pluie de l’allée principale détrempée et s’engagea dans la deuxième.
Il s’arrêta brusquement et empoigna la crosse froide du parabellum. Le vent lui apportait un léger bruit de tôle, comme si quelqu’un avait renversé quelque chose. Il était face à la dernière parcelle côté droit. Ce devait être le jardin de Haas.
Il resta debout sans bouger devant la porte en tôle grillagée, se contentant d’observer les lieux. Un chemin dallé presque entièrement envahi par la végétation menait à une simple tonnelle. De chaque côté s’étendaient des plates-bandes gagnées par des mauvaises herbes sèches et maigres. On n’avait certainement pas beaucoup jardiné ici cette année. Dans un coin du terrain, rongée par les intempéries, il y avait une petite cabane à outils derrière laquelle on devinait un compost recouvert de vrilles de citrouilles fanées. Tout semblait plongé dans un profond sommeil.
Il pesa doucement sur la clenche et essaya d’ouvrir le portail qui grinça dans ses gonds, mais resta en place. Il poussa le panneau grillagé qui finit par céder un peu avec un léger crissement, puis se coinça. Si Haas était là, ce bruit l’avait sûrement trahi. S’il était dans la baraque, il n’avait qu’une seule issue, sortir pour s’enfuir et pour ainsi dire se précipiter dans ses bras. Il fallait faire vite. Kälterer se jeta de tout son poids contre le portail et manqua tomber dans l’allée dallée quand il s’ouvrit à la volée et que le ressort à boudin la referma. Il se reprit aussitôt. Si Haas était là, il le tenait.
Il remplit d’eau la cuvette à la pompe et retourna à la remise à outils. Un vent froid sifflait à travers les rames de haricots alignées contre le mur de planches. Quelques seaux métalliques tintèrent contre la baignoire en tôle retournée pattes en l’air. Il avait froid. Au-dessus de Marzahn, le ciel vert foncé annonçait du mauvais temps. Il ouvrit la porte d’un coup de pied et reprit ses travaux de réparation. Il plongea la chambre à air dans l’eau de la cuvette à l’endroit où il avait collé une rustine et constata avec satisfaction qu’il ne s’en échappait plus aucune bulle d’air.
Il avait crevé un pneu la veille en rentrant d’une visite infructueuse à la Reichenbergerstrasse. Quelque part dans Friedrichshain, il avait roulé sur un de ces éclats de bombes ou de shrapnels tranchants qui jonchaient les rues après chaque raid. Il avait dû pousser son vélo sur le reste du trajet durant presque deux heures et n’avait regagné sa parcelle qu’à la nuit noire.
Il passa la valve de la chambre à air dans l’œillet de la jante et força le pneu sur la roue. Comme la lumière était devenue très faible, il ouvrit en grand la porte en planches de la remise et la coinça avec le fer d’une houe. Le ciel devenait de plus en sombre et sous les assauts du vent la porte cliquetait dans ses gonds.
Il prit la roue avant, la glissa entre les deux branches de la fourche, serra les écrous, remit le vélo sur ses roues, gonfla le pneu.
Il était en train de replacer les outils dans la sacoche quand la porte se referma dans un grand bruit. La houe bascula et son fer ricocha brutalement sur le bord de la cuvette qui perdit l’équilibre et se renversa, tomba sur le sol où elle roula sur son bord en cercles concentriques pour finir par s’immobiliser à ses pieds.
Il grimaça. Il se rappela Buster Keaton et Charlie Chaplin, luttant eux aussi avec des objets. Dans un de ces délicieux courts métrages, la réaction en chaîne se serait sans doute terminée par la destruction totale de la cabane.
Il avait commencé à pleuvoir, les gouttes tambourinaient sur le toit de tôle ondulée. Il boutonna son manteau et ramassa son chapeau sur l’établi. Il appuya de tout son poids sur le guidon du vélo et fit faire quelques allers-retours à l’engin pour tester sa réparation et la position de la roue dans la fourche. Il s’apprêtait à ouvrir la porte quand il entendit un cliquetis familier dans le bruissement de la pluie.
Sans faire de bruit, il rangea la bicyclette contre la paroi de la remise, s’approcha furtivement de la porte qu’il entrebâilla. Le battement se répéta. Un bref claquement métallique, suivi d’un gémissement sourd. Il épia par la fente, mais la pluie lui bouchait la vue de presque toute la parcelle. C’est alors qu’il entendit le grincement attendu. Il referma la porte au plus près du montant, en sorte qu’il ne pouvait plus surveiller qu’une mince bande de terre le long de la cabane.
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