— Heil Hitler, Herr Sturmbannführer, Bideaux à l’appareil.
— Heil Hitler, Hauptsturmführer.
— Comment allez-vous ? L’enquête avance ?
— On fait ce qu’on peut, Bideaux, répondit-il impatiemment. Que me vaut l’honneur ?
— Le Gruppenführer voudrait vous parler. Le mieux serait immédiatement.
Merde. Il fallait qu’il trouve quelque chose à lui dire.
— Bien, j’arrive tout de suite.
Ils lui avaient laissé suffisamment de temps pour travailler à sa guise et ils voulaient tout doucement voir des résultats. Il doutait que ce qu’il avait découvert correspondît à leur attente. Karasek était mort victime d’une vengeance personnelle. Aucune trace d’un quelconque complot politique. Langenstras aurait du mal à accepter ça. Tout était clair, cependant : Haas avait assassiné Frick, Karasek et Stankowski. Ce type tuait l’un après l’autre tous les voisins susceptibles de l’avoir dénoncé. Si son hypothèse était exacte, c’était au tour de la vieille Fiegl. Il fallait donc qu’il la prévienne.
Il prit congé d’Inge, assise à son bureau, penchée sur les dossiers des affaires commerciales de Karasek. Il les avait complètement oubliées celles-là, ces derniers temps. Ça n’avait plus autant d’importance, il connaissait l’assassin.
— Prends ton temps, Inge, ça ne presse pas.
Dehors, le vent soufflait en tempête et s’engouffrait dans le bâtiment froid, sifflant le long des couloirs. Il voulut tout de même aller à pied à la Prinz-Albrecht, se vider l’esprit, préparer une stratégie pour Langenstras. Les petites gouttes de pluie froide tournoyaient dans l’air et le frappaient au visage. Pour se protéger, il enfonça plus profondément son chapeau sur son crâne, remonta le col de son manteau et plongea ses mains au fond des poches. Il avait dénoué l’affaire. On aurait déjà pu mettre en branle toute la machine, jeter les filets à la recherche de l’assassin, surveiller l’appartement de Fiegl, les gares, perquisitionner les hôtels et les bistrots. On aurait pu lâcher les limiers sur la piste. Ils étaient bien placés pour savoir où quelqu’un pouvait se cacher dans le désert de ruines de la cinquième année de guerre. Son travail était terminé. Mais cela signifiait aussi : retour dans le merdier, retour au front. Dans la situation où il se trouvait, il ne fallait surtout pas aller trop vite.
« Temps de merde », marmonna-t-il en levant les yeux. De gros nuages noirs filaient vers l’ouest. Cette nuit, les tommies ne viendraient pas. Pour une fois, l’hiver était de leur côté. Courbé en avant, il descendait la Kochstrasse à grands pas. Par des temps pareils, ce ne devait pas être facile pour Haas. Il avait certainement besoin d’un toit solide au-dessus de la tête. Les gares étaient pleines de monde, et trop surveillées. Un de ces trous de caves dans les champs de ruines, c’était une possibilité. Mais il ne pourrait jamais tout ratisser tout seul.
— Faites donc attention ! Vous ne voyez pas clair ?
La jeune femme lui lança un regard courroucé et se pencha vers un papier journal plié en forme de cornet qui lui était tombé des mains lors de leur collision et gisait défait sur le trottoir mouillé. L’enfant qu’elle portait sur le bras se mit à pleurer.
— Je ne me suis pas tuée à planter ça et à le récolter pour que ça atterrisse dans la boue !
— Excusez-moi, mais avec cette pluie je ne vous avais pas vue. Vous vous êtes fait mal ?
— Taisez-vous donc et aidez-moi, plutôt.
Il récupéra un kilo environ de choux de Bruxelles dans le papier déjà passablement détrempé qu’il lui glissa sous le bras. Elle le remercia du bout des lèvres et poursuivit son chemin.
Il la suivit un instant du regard. Où avait-elle bien pu récolter des choux ? On avait transformé beaucoup de parcs d’agrément publics en prés ou en champs cultivés. On y coupait de l’herbe, on y faisait la fenaison, la moisson, on y plantait des betteraves. On utilisait le moindre recoin pour l’économie de guerre. Signe patent, en fait, qu’on avait surestimé ses capacités. Mais tout cela se faisait au grand jour, publiquement, il n’y avait pas de récoltes privées. Buchwald n’avait-il pas parlé d’un jardin ouvrier en banlieue ?
— Venez donc, Herr Sturmbannführer.
Une secrétaire le débarrassa de son manteau dégouttant de pluie et le conduisit dans la grande pièce.
Langenstras était assis derrière son bureau et signait des papiers. Dès que Kälterer lui eut adressé un salut réglementaire, il leva les yeux.
— Heil Hitler, Sturmbannführer.
Langenstras se leva et désigna le coin avec les sièges.
— On me dit que vous enquêtez avec diligence…
En s’asseyant, Kälterer ne se sentit pas à l’aise.
Langenstras avait l’air bien informé. Il fallait être prudent. On pouvait lui retirer cette affaire sans crier gare, et c’en serait fini de Berlin.
— Oui, Gruppenführer, j’ai déjà acquis quelques certitudes.
— Mais vous voulez dire : pas encore de résultats.
— Pas de résultats définitifs, Gruppenführer.
— Ne me faites pas languir, qu’avez-vous trouvé ? Y a-t-il des liens avec la politique, le Front rouge est-il en train de devenir arrogant ? Cette bande…
Langenstras passa énergiquement le plat de la main sur le plateau verni de la table.
— Tant que je serai assis dans ce bureau, ils ne tiendront jamais le haut du pavé. Ils peuvent ramper, là, dehors, et grimacer insolemment, je les aurai quand même, même si ça me coûte le dernier…
Il s’interrompit brusquement et saisit une bouteille du petit assortiment rangé sur le côté de la table. Sans en offrir à Kälterer, il remplit un verre à ras bord et le vida cul sec. Il se secoua brièvement.
— Des résultats, Kälterer, des résultats ! Hier encore, le Reichsführer m’a reparlé de cette affaire, vous savez qu’il connaissait personnellement la malheureuse victime, un camarade de combat des premiers instants. Il nous faut des résultats. Bon, faites votre rapport.
S’il orientait la conversation sur les liens de cette affaire avec les autres meurtres, peut-être réussirait-il à faire diversion au sujet du véritable assassin.
— Gruppenführer, la mort violente du camarade Karasek n’est pas un cas isolé.
— Quoi ?
— Oui. Je pars de l’hypothèse qu’au cours des deux derniers mois, trois camarades ont été assassinés de la même manière, donc par le même groupe criminel. Les ennemis de l’État relèvent la tête et frappent clandestinement.
— Les coupables, Kälterer, qui sont les coupables ?
Langenstras tenait toujours le verre vide dans la main droite. Il le serra au point que la peau blanchit à la jointure des doigts.
— Il me semble donc que le mobile politique est avéré…
Ça l’amusa de voir comment la croisade de vengeance personnelle d’un individu comme Haas était en train de se transformer en grand complot contre le Reich…
— Mais je n’ai pas encore réussi à savoir s’il s’agit d’un groupe ou d’un criminel isolé.
Il n’avait encore jamais écrit nulle part que le coupable était Haas et il était donc seul à le savoir. Impossible que Langenstras ait pu l’apprendre par un de ses mouchards.
— Nous pouvons cependant partir de l’hypothèse — et sur ce point je m’appuie aussi sur les enquêtes de vos hommes — que les groupes politiques connus ne sont pas responsables de ce meurtre. Il s’agit plutôt d’un nouveau groupuscule, ou, ce qui paraît plus probable, d’un criminel politiquement très motivé, et qui agit seul.
— Quelqu’un comme Elser ? demanda Langenstras.
La poigne se relâcha autour du verre.
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