— Rien n’est plus beau que de mourir à la maison.
Il leva son verre et le serveur repartit vers le comptoir en grimaçant.
La bière bon marché était insipide et éventée. Le goût du plat de lentilles, en revanche, lui parut familier, quoique les morceaux de petit salé y fussent rares. Comme au front, selon la recette des cuistots de l’armée. Du cap Nord à Messine. Un seul et unique rata. Il repoussa son assiette vide, termina son demi et alluma une cigarette. Le garçon fit son apparition avec la deuxième bière et la posa sans un mot sur la table. Il en commanda de suite une troisième, cette fois avec un schnaps.
Il y avait aussi les affaires louches des deux morts. On ne pouvait exclure que ces brutalités aient constitué le dernier acte d’une mauvaise comédie criminelle. Avec la Frick dans le rôle de l’ancienne camarade de l’immeuble. Un repaire de trafiquants ? Excepté les dossiers de Karasek, il n’avait pas encore assez de preuves pour conclure en ce sens. Il allait confier le travail à Inge.
— Excusez-moi, ces places sont-elles libres ?
Il leva les yeux. Bideaux ricanait dans sa direction, le bras à la taille d’une élégante brune dont le regard ennuyé errait dans la brasserie.
Il opina et se leva.
— Je partais.
— Mais ma fiancée et moi ne voulons pas vous chasser ! Permettez-moi de faire les présentations : Fräulein von Dennewitz, Sturmbannführer Kälterer.
Il esquissa une révérence.
— Eh bien, toutes mes félicitations.
Bideaux débarrassa sa fiancée de son manteau. Ils s’assirent. Kälterer but son schnaps cul sec. Bideaux fit signe au garçon. La demoiselle titillait l’étoffe de son généreux décolleté.
— Je ne vous recommande pas la bière.
Ils contemplèrent quelques instants tous les trois le verre encore plein. La couleur du breuvage ressemblait à celle du jus de pomme allongé d’eau. Seule la mince trace de mousse sur le bord du verre rappelait la bière. La demoiselle le gratifia d’un sourire fugace.
— Votre enquête avance, Sturmbannführer ? demanda Bideaux en levant les yeux du demi de bière.
Bideaux n’était pas là par hasard. Kälterer s’occupait de cette affaire depuis à peine quelques jours, et déjà ils ne lui faisaient plus confiance ! S’il en était ainsi, ils n’avaient qu’à s’occuper de leur merdier tout seuls. Il ne se laisserait en aucun cas tirer les vers du nez par un petit Hauptsturmführer.
— Vous m’avez déjà déniché l’appartement auquel j’ai droit, Bideaux ?
— Je suis désolé, rétorqua celui-ci en faisant la moue, mais je crains qu’on ne trouve plus rien. Les temps ne sont pas très propices pour chercher un appartement.
Ils se turent.
— Il faut que j’y aille.
Kälterer se leva, s’inclina devant Bideaux et la jeune femme. Il paya au comptoir, donna un pourboire disproportionné au serveur et sortit de la brasserie.
Kruschke l’attendait devant la porte.
— Je descendrai à la gare de Friedrichstrasse. Je veux encore faire quelques pas. Vous pourrez disposer.
— Bien, Herr Sturmbannführer !
Il descendit au coin du Schiffbauerdamm. Il était huit heures et il faisait quasiment nuit noire. A la faible lueur de la lune, on devinait la silhouette de la gare qui se reflétait dans les eaux noires de la Spree.
Il marcha en direction du théâtre fermé du Schiffbauerdamm. Il l’avait fréquenté avant la guerre avec Merit. Plus rien n’indiquait une activité théâtrale. Pas de réclame, pas de photos de plateau. Même le grand panneau réservé au Stürmer était vide. Restait le leitmotiv du journal qui paradait encore en tête de chaque placard : « Les Juifs sont notre malheur. » Merit lui avait toujours jeté un regard courroucé en passant devant. Il réalisait à présent qu’il n’avait manifestement jamais compris ce qui la tourmentait. Elle n’arrêtait pas de lui poser des questions et il n’avait pas toutes les réponses. Curieux, somme toute, pour un spécialiste du crime.
Il remonta la Friedrichstrasse presque déserte. La plupart des cafés étaient déjà fermés. De temps en temps, un passant le doublait en allongeant le pas. Il leva le nez vers les façades des immeubles. Seules de petites déchirures dans les rideaux de camouflage qui obstruaient les fenêtres révélaient que les rues désolées de ce quartier étaient encore habitées par des êtres humains.
L’alerte le surprit au coin de la Orianenburger Strasse. Il piqua un cent mètres jusqu’à son hôtel, descendit avec la foule des clients l’escalier étroit du sous-sol humide. Un passage menait dans la cave voisine où les piliers avaient été médiocrement renforcés. On y trouvait du sable, un seau à incendie, une pelle, une lampe à acétylène. Il y avait encore une place libre sur un banc étroit, à côté des bonnes, des sous-officiers, des serveuses. Il entendit le vrombissement monotone qui fit vibrer l’air. On retint son souffle. Pas un bruit dans la cave. Dans la pâle lumière bleue, on n’entendait que le frottement de paumes moites contre des jambes de pantalons. Silence entrecoupé de respirations oppressées. Le tac-tac-tac de la DCA. Visages pâles et tendus. Corps pressés les uns contre les autres. Craquements lointains. Exhalaisons humaines. Puis la voix rauque du gardien de l’immeuble :
« C’est pour le nord-ouest. Pas de danger. »
Rires libérateurs, blagues amères.
L’alerte fut levée trois quarts d’heure plus tard. Il se retira dans sa chambre. Les yeux lui brûlaient. Il but un verre du cognac qu’il avait pris à Braunsfeld. L’alcool le réchauffa agréablement. Il se coucha sur le lit et contempla le plafond. À côté de la longue fente, il y avait désormais d’innombrables petites fissures provoquées par les bombes. Elles s’agrandissaient de jour en jour, s’élargissaient au point que le plâtre était tombé en plusieurs endroits. Le plafond se transforma en carte d’état-major du paysage marécageux des forêts du secteur centre. Il reconnaissait les nombreuses petites rivières et les innombrables étangs, les chemins à peine praticables, l’emplacement des villages entourés au crayon ainsi que les caches supposées. Il entendit la sonnerie du téléphone, la voix du Truppführer.
« Village incendié, traitement spécial de 630 bandits et de 15 Juifs. »
Il entendait les rapports.
« Contact avec l’ennemi, 4 bandits morts. Village incendié. »
« 287 spécialement traités… 8 Juifs… 7 tsiganes… 4 bandits… »
« Village nettoyé, avons empêché infiltration des forces ennemies. »
« Objectif du jour atteint. Pertes ennemies : 14 bandits, 268 suspects… »
Il entendait les instructions, les voix, le Gruppenführer, les cris, la gamine. Il s’entendait crier des ordres dans le téléphone, il se voyait courbé sur les cartes, à relancer les unités. Il s’entendait dire : « Heil Hitler, Gruppenführer ! Opération terminée avec succès. Total des pertes ennemies, bandits, spécialement traités, etc. : 715 morts. Propres pertes : 4 morts. »
Autre baraque, autre saison, nouvelle table couverte de cartes. La sonnerie, le téléphone, les chiffres : « Le front… le front… avancer la ligne de déploiement… deux campements ennemis, les boucler, les passer au crible… 287 spécialement traités, 8 Juifs, 7 tsiganes, 4 bandits… infiltrer les forces ennemies, les isoler, les repousser, incendier, traiter spécialement, isoler, regrouper… 59… 219… 83… »
Son propre cri le réveilla. Il se redressa en frissonnant, remplit à ras bord de cognac le verre à eau posé sur sa table de chevet. Il but.
La communication fut instantanément établie.
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