Richard Birkefeld - Deux dans Berlin

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Hiver 1944. Dans un hôpital militaire, Hans-Wilhelm Kälterer, un ancien des services de renseignements de la SS, se remet d'une blessure par balle. Il sait que la guerre est perdue et qu'il doit se racheter une conscience. Il rejoint la police criminelle de Berlin où il est chargé d'enquêter sur le meurtre d'un haut dignitaire nazi. Dans le même temps, Ruprecht Haas s'évade de Buchenwald à la faveur d’un raid aérien, et regagne la capitale pour retrouver les siens, bien décidé à se venger de ceux qui l'ont dénoncé. Tandis que Berlin agonise au rythme des bombardements alliés et de l'avancée inéluctable des troupes soviétiques, une chasse à l'homme sans merci s'engage. Car, de ces deux hommes au milieu du chaos, un seul doit survivre.
Magnifiquement documenté, passionnant, original : du grand polar ! François Forestier, Le Nouvel Observateur.

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Braunsfeld le rejoignit. Il s’essuyait la paume des mains à sa flanelle usée et se mit tout de suite à lui parler à voix basse, tout en jetant des regards inquiets vers la salle à manger.

— Je ne l’ai fait qu’une seule fois, un service… entre parents. Je ne pensais pas à mal. Ils ont dit que ça leur appartenait, mais que c’était arrivé à la mauvaise gare. Les formalités, qu’ils ont dit, ils voulaient simplement éviter toutes ces formalités embêtantes.

— Mais de quoi parlez-vous, mon vieux ?

Il en avait assez de cette famille et voulait s’en aller au plus vite, rejoindre le bar de l’hôtel ou quelque autre lieu, penser à cette affaire au calme, devant un schnaps.

— Les formalités, elles durent toujours si longtemps. Les marchandises auraient le temps de pourrir, a dit Egon, Egon Karasek…

Il dressa l’oreille.

— Si vous avez quelque chose à me dire, dites-le moi, mais lentement, et dans l’ordre, comme si je prenais des notes.

Il contemplait le petit homme qui voulait manifestement soulager sa conscience. Des gouttelettes de sueur perlaient à sa lèvre supérieure, et pourtant seule la cuisinière était allumée et il n’avait pas particulièrement chaud dans son manteau.

— Bon. Il y a quatre mois… Bon… je travaille à la gare de marchandises du canal de Teltow, comme chef d’équipe, je m’occupe des manœuvres de triage. Il y a quatre mois, j’ai vu rappliquer Bodo qui m’a dit qu’au Karasek, on lui avait détourné un wagon de marchandises, des denrées alimentaires périssables ou des choses comme ça, sur Tempelhof, à cause d’un raid aérien, et que les agents de là-bas faisaient des difficultés et n’acceptaient de lui rendre tout ça qu’après qu’il aurait rempli une montagne de paperasses. Et alors elles auraient été pourries. Bon. Et Bodo est venu me voir et m’a demandé si je ne pourrais pas ouvrir la grille pour qu’ils puissent aller décharger les marchandises de Karasek.

— Et vous l’avez fait ?

— Oui, mais il m’a montré une espèce de document du Service d’approvisionnement de la ville, avec tampons et tout. « Tout ça est parfaitement en règle », a dit Karasek et…

— Et ?

— Et je me suis dit : Faut que tu les aides, tout compte fait, il s’agit de l’approvisionnement en nourriture de la ville.

— Mon Dieu, mais quel altruisme ! Vous n’aviez en tête que le bien-être de la communauté patriotique nationale, c’est bien ça ? Et vous n’avez pas eu peur de vos supérieurs ?

— C’est seulement plus tard que je me suis rendu compte qu’aujourd’hui, tout ça pouvait être très dangereux.

— Et vous avez fait ça uniquement pour l’approvisionnement de la ville ? Mais vous êtes un vrai héros, mon vieux !

Braunsfeld baissa les yeux, confus.

— II… heu… pour la peine, Karasek m’a donné une cartouche de Juno et deux bouteilles de cognac français.

Karasek était un trafiquant. C’était évident. Et Stankowski était plongé jusqu’au cou dans ses affaires tordues. Des relations d’affaires.

— C’est de la corruption, Herr Braunsfeld. Et du pillage. C’est puni par la peine de mort.

Braunsfeld recula d’un pas et recommença à se pétrir ses mains moites.

— Maintenant, je le sais : c’était pas bien. Mais ça s’est passé si vite ! Et puis il avait les papiers.

Il regardait Kälterer, les yeux écarquillés, et murmura :

— C’est que plus tard que je me suis rendu compte que tout ça n’était pas correct.

Il maltraitait à présent une veste en tricot brune qui pendait à une patère et en arrachait des floches de laine.

— Vous vous en rendez compte maintenant, parce que tous ceux que vous connaissez et qui étaient dans le coup sont morts, assassinés. Tous, sauf vous. Et c’est là que l’amour de la patrie vous revient au grand galop, n’est-ce pas ? dit Kälterer à voix couverte pour que les deux femmes ne puissent pas entendre le tour que prenait leur conversation.

— Mais je n’ai fait qu’ouvrir la grille !

— C’est trop facile ! Pas vu pas pris. Pris, pendu ! comme on dit.

L’homme était à bout. Il se cramponnait des deux mains à sa flanelle. Kälterer s’efforça de prendre un ton cordial.

— Soit, vous m’avez informé. Même si c’est bien tard. Dites-moi encore ce que vous avez vu ce jour-là, et je vous oublie. Mais attention, je veux tous les détails.

— Je devais être à la grille de côté à minuit. Et j’y étais. Un camion s’est avancé, avec Karasek, Bodo et deux autres que je ne connaissais pas, mais qui avaient l’air de simples ouvriers. Le wagon était stationné tout près. Ils ont brisé les scellés et nous avons chargé le camion.

Il fit une pause.

— Il y avait encore une limousine noire, garée devant la grille. Le conducteur en est descendu. Karasek s’est entretenu avec lui. J’ai demandé à Bodo qui c’était, mais il ne le connaissait pas.

— De quoi avait-il l’air ?

— Il faisait sombre. Il avait éteint les lumières de camouflage de la voiture. Il fumait. J’ai distingué une casquette à visière. Il était en uniforme.

— Quel uniforme ? Quelle arme ?

— Je n’en sais rien, avec la meilleure volonté du monde. Je crois que c’était un officier. Mais je ne peux pas l’affirmer.

— Bien. Mais ce camion, entre-temps, il est parti, non ?

— Oui, oui, bien sûr, il est parti ; la limousine aussi. J’ai refermé la grille et je suis parti travailler.

— Et où a-t-on emmené la marchandise ? Chez Karasek ? Dans son entrepôt ?

— Il me semble bien. Il avait beaucoup de place, m’a dit une fois Bodo.

— Et votre beau-frère vendait tout ça au noir pour le compte de Karasek ?

Braunsfeld haussa les épaules.

— Possible, en y réfléchissant bien. Quand il tenait encore son magasin de boissons, il avait toujours du bon schnaps. Ensuite, à l’épicerie, il avait des conserves et quelquefois même de la viande, tout ça sans cartes d’alimentation, pour des clients particuliers. Et il n’était pas chiche avec la famille.

— Je m’en doute. Bien. Quelque chose à ajouter ?

— Non.

Il secoua la tête :

— Je ne l’ai fait…

— … qu’une seule fois, termina Kälterer. Je comprends.

Il ouvrit la porte palière, se retourna soudain et fit face au petit homme.

— Et ce cognac, vous en avez encore ?

Il hésita.

— Une bouteille…

— Confisquée.

28

Il eut la chance de trouver une place libre au Kindl.

— Une pression et un plat du jour, annonça-t-il au serveur qui s’était approché, serviette blanche sur le bras comme en tant de paix, et qui essuya la table d’un geste routinier.

Il alluma une cigarette. Trois personnes, qui habitaient le même immeuble avant que les tommies les dispersent, avaient été assassinés de la même manière. Tout cela ne semblait pas le fait du hasard. Les victimes avaient été maltraitées avec brutalité. Une bestialité sauvage et fruste. De quoi vous calmer les ardeurs. Une histoire privée, certainement, mais peut-être aussi avec des mobiles politiques. « Il est communiste. » Karasek et Stankowski connaissaient certainement leur meurtrier. Ils l’avaient laisser entrer. Cela dit, pour la Frick, morte au grenier, les choses n’étaient pas aussi évidentes.

— Bon appétit, dit le garçon, en posant devant lui la modeste assiette blanche et la bière sans mousse. Si vous désirez encore un demi, commandez-le dès maintenant, parce qu’il y a beaucoup de monde. Ils arrivent tous en même temps, parce qu’ils veulent tous être rentrés pour l’heure des tommies, comme s’ils avaient peur de rater quelque chose.

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