— Ensuite ?
La mine impatiente, il fixait l’adjoint du commissaire Bechthold.
Celui-ci feuilleta dans son carnet.
— Eh bien, après avoir subi ce bombardement, Stankowski a tenu un étal au marché de l’Alexanderplatz.
— Emplacements certainement très convoités, l’interrompit Kälterer.
— Je crois bien ! répliqua Scholl.
— Poursuivez.
— Nous en sommes là. Aucun soupçon encore. Le cadavre a été découvert par sa femme, heu… vers les dix heures. Elle a passé le week-end et le lundi chez sa sœur, à Falkenrehde, près de Potsdam, à faire des provisions de bouche illicites. Son sac à dos plein de denrées diverses est encore dans l’entrée. Pour autant que nous ayons déjà pu interroger les voisins, aucun d’entre eux n’a vu ni entendu quoi que ce soit. Un immeuble comme celui-ci est presque exclusivement habité par des gens qui travaillent, avec des locataires jeunes, des femmes avec des maris au front, des ouvriers qualifiés, tous indispensables à l’économie de guerre. Le refrain habituel : tous sont occupés à l’extérieur, et pour toute la journée.
Scholl désigna le cadavre.
— Excepté celui-ci et sa femme.
Il jeta encore un œil sur ses notes et conclut :
— C’est tout ce que nous avons pour le moment.
Le vestibule s’animait. La voix grave du commissaire donnait des ordres aux agents en uniforme :
— Cette femme est choquée. Emmenez-la chez son frère, elle vous donnera l’adresse.
Par l’entrebâillement de la porte de la cuisine Kälterer observa le policier qui donnait congé à la femme en sanglots, puis il entra dans la cuisine.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Bechthold dès qu’il vit Kälterer.
Il portait un costume croisé trois-pièces fatigué aux fines rayures bleu foncé, son crâne chauve brillant était bordé d’une étroite couronne de cheveux gris. Kälterer lui présenta son laissez-passer.
Le commissaire jeta un bref coup d’œil sur le document et le lui rendit tout en levant le nez, le sourcil interrogateur.
— Commissaire Bechthold. Qu’est-ce qui peut bien intéresser la Gestapo à cette affaire ?
— Il faudrait que je vous parle.
Kälterer regarda autour de lui.
— Entre quatre yeux, de préférence.
— S’il vous plaît, dit le commissaire et il lui indiqua le chemin d’un geste de la main.
En traversant l’entrée, il rudoya ses collaborateurs :
— Et vous, vous continuez à interroger les voisins.
Dans la salle à manger, Kälterer lui montra son sauf-conduit. Il le lut avec application.
— Eh bien ? lui dit-il, sans le quitter des yeux en le lui rendant.
— C’est nous qui nous occupons de cette affaire ! Vous n’êtes plus sur le coup.
Kälterer remarqua deux verres de schnaps sur la table basse du divan. La bouteille à moitié pleine était posée sur un napperon de dentelle blanc, à côté le bouchon en partie encore cacheté de cire rouge.
— Oui, il y a de fortes chances que la victime ait connu son assassin, dit Bechthold en se rapprochant de la table.
Kälterer opina. Un des verres était encore presque plein à ras bord. On discernait des ronds humides à côté de l’autre, vide. Il se tourna vers le commissaire.
— Bien, Herr Bechthold, faites-moi donc votre rapport, dites-moi tout ce que vous avez trouvé. Pour ce qui est des empreintes, du crime lui-même et de la victime, le médecin légiste et votre assistant m’ont déjà informé. Mais j’aimerais bien entendre la version du chef.
Bechthold s’assit sur le divan qui grinça sous son poids.
— Le maître de maison a laissé entrer l’assassin. Ils ont bu un verre ensemble, puis la victime s’est rendue dans la cuisine ; le meurtrier l’a suivie, l’a jetée à terre, frappée, attachée à la cuisinière, bâillonnée, sans cesser de la rouer de coups violents. Il a ensuite fouillé l’appartement de fond en comble. Frau Stankowski m’a confirmé que tout l’argent liquide et toutes les cartes d’alimentation ont disparu. Mais son témoignage ne nous a pas appris grand-chose. D’après elle, son mari n’avait pas d’ennemis. Le couple vivait très retiré.
Il haussa les épaules.
— Stankowski était membre du parti ? demanda Kälterer en prenant place dans un fauteuil aux accoudoirs recouverts de napperons de protection jaunes ornés de grandes fleurs brodées.
Bechthold opina.
— Mais il n’y occupait aucune fonction. Il n’était même pas à la défense passive antiaérienne. Je pense que le criminel pourrait être un client du marché ou un copain de bistrot. Frau Stankowski a dit que son mari sortait souvent le soir et sentait le schnaps en rentrant. Mais il ne lui a jamais dit quel bistrot il fréquentait. En tout cas pas celui du coin, on a déjà vérifié.
Le commissaire fit une pause.
— Au final, je dirais crime crapuleux, peut-être avec préméditation, blessures ayant entraîné la mort, mais le résultat est le même : le coupable n’échappera pas à la hache.
— C’est tout ? demanda Kälterer.
Faisant fi de toute précaution en matière d’investigation, il saisit le bouchon et reboucha la bouteille d’eau-de-vie d’un geste vif.
Bechthold le regardait, impassible.
— Oui, enfin, selon nos premières constatations. Mais vous ne vous attendiez certainement pas à ce que je vous livre déjà des conclusions définitives.
— C’est bien pour les établir que je suis là. Faites-moi un rapport écrit, avec tous les détails.
— Bien, je m’y mets.
Le commissaire se leva, mais resta sur place quand il vit que Kälterer continuait à fixer la bouteille d’eau-de-vie.
— Vous connaissez l’annexe de la Kochstrasse ?
Bechthold opina.
— Bien entendu. Mais vous ne voulez toujours pas me dire ce qui intéresse la Gestapo dans cette affaire ?
Kälterer se leva à son tour.
— Exactement, Herr Bechthold.
Il se dirigea vers la porte d’entrée, se tourna vers le commissaire resté près de celle de la cuisine. Un petit flic matois proche de la retraite que certainement plus rien ne troublait, mais qui ouvrait pourtant toutes grandes les oreilles en entendant le mot Gestapo…
— Ceci encore : je vous prie de me donner l’adresse actuelle de Frau Stankowski.
Un petit homme entrebâilla la porte et passa le nez dehors avec méfiance.
— Oui, qu’est-ce que c’est ?
Kälterer lui exhiba son laissez-passer. L’homme le consulta longuement.
— Allons, ouvrez-moi, il faut que je parle à votre sœur.
La porte s’entrouvrit encore un peu, de sorte qu’il réussit tout juste à se faufiler dans le passage. L’homme se tenait devant lui dans le vestibule, pas rasé, en flanelle et pantalon à bretelles rayées rouge et blanc, le fixant avec de grands yeux étonnés. Il avait peur, c’était clair, mais il s’efforçait de le cacher, s’agrippant nerveusement à la poignée de la porte.
— Herr Braunsfeld, où est votre sœur ? J’aurais quelques questions à lui poser.
— Dans la salle à manger, avec ma femme.
Une main s’agita, indiquant la direction à suivre.
Il reconnut immédiatement Hertha Stankowski. Elle était assise à côté de sa belle-sœur sur un divan Jugenstil brun. Quoique le siège fléchît sérieusement sous le poids des deux femmes, Hertha Stankowski avait besoin d’un tabouret pour laisser reposer ses pieds, tant ses jambes étaient courtes. De petits yeux verts se levèrent vers lui dans un visage ridé, raviné par les pleurs. Quand elle se moucha bruyamment, son chignon se défit, libérant des cheveux gris.
— Frau Stankowski, je m’appelle Kälterer, Gestapo. Mes sincères condoléances.
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