— Vous voulez encore quelque chose ?
La douleur qu’il ressentait à l’entrejambe devint insupportable. Son pénis était comme ligaturé, exsangue et gourd.
— Houhou !
Debout devant la table, plateau en main, elle le regardait amicalement, l’air interrogateur.
— Désolé…
Espérant qu’elle ne remarquerait pas son trouble, il s’empara de la carte qu’elle lui tendait. La pression dans son pantalon se relâchait. Après tout, pourquoi ne pas rester et commander encore quelque chose ? Il était mieux là que dans sa cabane de jardin non chauffée. Il avait de l’argent sur lui et des cartes d’alimentation. Tout cela venait du porte-monnaie en cuir que la Frick tenait caché sous sa veste, courroie autour du cou. Il pouvait bien s’offrir encore quelque chose. La carte paraissait certainement bien squelettique à beaucoup, mais après deux ans à manger de la merde, pour lui c’était des plats de choix.
— Je crois que je vais reprendre une saucisse de foie et un…
Il repliait la carte, levait les yeux vers elle et, au moment où il allait terminer sa phrase, il remarqua que quelque chose avait changé dans le café. Tout était soudain devenu silencieux. Et c’est alors qu’il les vit : trois hommes vêtus de manteaux de cuir et portant des chapeaux noirs. L’un d’entre eux était resté à la porte d’entrée, tandis que les deux autres demandaient déjà leurs papiers aux premiers clients du comptoir.
Il essaya de contrôler la panique qui l’envahissait, prit de nouveau la carte dans une inutile tentative de se cacher derrière, la reposa sur la table, voulut se lever mais ne réussit qu’à repousser sa chaise contre le mur, jeta un œil à gauche, puis à droite, quand son regard rencontra deux yeux compréhensifs.
— Il faut que vous sortiez de là, n’est-ce pas ?
Il aurait voulu disparaître. Oui, il faut que je sorte d’ici, aide-moi, aide-moi… Il était comme pétrifié et avait l’impression qu’il n’arriverait même plus à approuver d’un battement de paupières.
— Restez calme.
La femme défit le nœud de son tablier blanc.
— Vous allez le mettre, puis vous prendrez ce plateau et vous irez tranquillement derrière le comptoir et, de là, dans la cuisine.
Il se leva prudemment, à moitié caché par la femme, saisit le tablier et le noua. Baissant la tête, il prit le plateau chargé de vaisselle et se rendit derrière le comptoir tout en observant du coin de l’œil les agents de la Gestapo absorbés dans les papiers d’identité. La plus jeune des femmes le regarda un instant l’air étonné quand il arriva en tablier chargé d’un plateau, mais elle sembla comprendre tout de suite la situation et ne s’intéressa plus à lui. Il passa devant elle, ouvrit la porte battante d’un coup de reins et se retrouva dans la cuisine. Ses genoux tremblaient, ses jambes faillirent se dérober sous lui et la vaisselle s’entrechoqua sur le plateau.
La femme apparut quelques instants plus tard. Elle lui fit signe de se taire, le débarrassa du plateau et du tablier et le conduisit par la porte de derrière dans une petite cour ceinte de hauts murs. Elle lui prit la main, le tira vers la gauche, passa devant quelques marches qui menaient à une cave et entrouvrit la porte en bois d’un bâtiment annexe. Ils se faufilèrent dans l’entrebâillement.
Il faisait sombre à l’intérieur et il ne repéra d’abord que la vague silhouette d’un chariot à ridelles. Des tonneaux étaient empilés contre les murs. Quelques stères de bûches aussi. Ils passèrent devant des baquets de maçon, des pelles, des fourches à charbon et arrivèrent devant une échelle de meunier qui aboutissait à une trappe.
La femme lui fit un signe et gravit les échelons. Il la suivit. Elle bascula la trappe d’une brusque poussée, monta dans la soupente où elle l’attendit.
Il y régnait une lumière diffuse qui venait de l’unique fenêtre d’une espèce de chien-assis. Il vit une table, des chaises, diverses armoires, une étagère avec des livres dépareillés et, sous la pente du toit, une cuisinière en fonte.
Côté pignon, il y avait un lit en fer à deux places sur lequel étaient assis un homme et une femme, étroitement serrés l’un contre l’autre. Une valise était posée devant eux sur le plancher. Ils étaient vêtus de lourds manteaux, chapeautés, gantés, comme sur le point de partir pour un long voyage. Ils le regardaient fixement et se serrèrent encore plus l’un contre l’autre, se prirent les mains.
La femme les tranquillisa.
— Tout va bien. Ne vous faites pas de soucis. C’est un ami.
Elle se tourna vers lui et dit :
— Placez-vous près de la fenêtre et observez la porte de la cuisine jusqu’à ce que je vous fasse signe qu’il n’y a plus de danger.
Puis elle quitta la soupente. Depuis la fenêtre, il la vit traverser la cour et disparaître dans la cuisine.
Il n’osait pas parler au couple assis sur le lit. Ils avaient toujours l’air aussi effarés et se regardaient brièvement de temps à autre. Il leur tourna le dos et inspecta la cour à travers la vitre grise. Il savait qu’ils ne le quittaient pas des yeux, se sentait mal à l’aise, coupable en quelque sorte. Il revit les écriteaux, se rappela les ricanements sarcastiques, les vitres qui volaient en éclats, les hurlements, les appels à l’aide, les flammes qui sifflaient, une étoile piétinée, des vieux portant la barbe, des enfants apeurés. « Racaille, dehors, la canaille ! » — non, impossible, ce ne pouvait être sa voix. Était-ce bien lui, là, au bord du trottoir, cette nuit-là, éclairé par les flammes ?
Tout était si tranquille dans cette soupente. Il osait à peine respirer. Il n’entendait que les battements de son cœur. Incapable de se retourner, il restait à la fenêtre sans bouger, regardant fixement dehors. Le temps d’une éternité.
La femme blonde se montra enfin à la porte de la cuisine. Elle portait un manteau plié sur le bras et dans la main son chapeau noir. Elle leva les yeux vers la fenêtre et lui fit comprendre qu’il pouvait descendre.
Il se tourna à demi vers le couple, esquissa un sourire, se dirigea vers la trappe, descendit et courut vers la femme. Elle lui tendit le manteau et le chapeau.
— Je ne sais absolument pas quoi vous dire… comment je pourrais vous remercier pour tout. Vous êtes une femme si courageuse. Je n’aurais jamais cru qu’il y ait encore des gens comme vous, des gens qui…
Elle fit un signe de dénégation de la main.
— Pensez-vous ! Venez, il vaut mieux ne pas repasser par le café.
Il la suivit. Ils passèrent devant la fenêtre de la cuisine, tournèrent au coin du bâtiment dans un étroit passage qui longeait le mur. Quand elle s’arrêta devant une porte en fer verrouillée, il lui prit les mains pour la remercier, mais elle en dégagea une pour lui intimer de se taire.
— Inutile de dire quoi que ce soit, c’est bien comme ça. Prenez à droite en sortant, vous serez très vite dans la rue.
Il aurait préféré fermer les yeux pour ne se concentrer que sur ce seul contact. Il était tenté d’entrouvrir les lèvres, de respirer son odeur, de sentir le parfum de lilas dans ses cheveux…
C’était le premier geste humain dont on lui faisait cadeau depuis longtemps et il eut honte de l’envie qui montait en lui, d’autant qu’il se sentait comme un petit enfant perdu. Le sang lui afflua au visage. La femme lui sourit un instant, puis elle retira sa main, sortit un trousseau de clés de la poche de sa jupe et ouvrit la porte.
Il jeta un œil prudent à droite et à gauche et c’est presque sur la pointe des pieds qu’il pénétra dans la rue. Il entendit la porte se refermer derrière lui et se souvint tout à coup du nom du parfum, Reine du bal, une lourde odeur de musc et de lavande. Le parfum préféré de Lotti.
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