– Je ne reprendrai pas ma parole, dit Catherine. Je l’épouserai avant une heure d’ici, si je puis ensuite retourner à Thrushcross Grange. Mr Heathcliff, vous êtes un homme cruel, mais vous n’êtes pas un démon; et vous ne voudrez pas, par pure méchanceté, détruire irrévocablement tout mon bonheur. Si papa croyait que je l’ai abandonné avec intention, et s’il mourait avant mon retour, comment pourrais-je supporter l’existence? J’ai fini de pleurer: mais je vais me mettre à genoux, là, devant vous, et je ne me relèverai pas, et mes yeux ne quitteront pas votre visage que vous ne m’ayez regardée aussi. Non, ne vous détournez pas! Regardez-moi! Vous ne verrez rien qui puisse vous fâcher. Je ne vous hais pas. Je ne suis pas irritée que vous m’ayez frappée. N’avez-vous jamais aimé personne dans votre vie, mon oncle? Jamais? Ah! il faut bien que vous finissiez par me regarder. Je suis si misérable que vous ne pouvez vous empêcher d’être attristé et de me plaindre.
– Enlevez-moi ces doigts de lézard et allez-vous-en, ou je vous envoie promener d’un coup de pied, cria Heathcliff en la repoussant brutalement. J’aimerais mieux être enlacé par un serpent. Comment diable pouvez-vous songer à me cajoler? Je vous abhorre.
Il haussa les épaules, se secoua comme si l’aversion qu’il éprouvait pour elle lui eût donné la chair de poule, et recula sa chaise. Je me levai, et j’ouvrais la bouche pour me répandre en invectives contre lui, quand, au milieu de ma première phrase, je fus rendue muette par la menace d’être enfermée seule dans une chambre à la prochaine syllabe que je prononcerais. Il commençait à faire sombre. Nous entendîmes un bruit de voix à la porte du jardin. Notre hôte courut aussitôt dehors: il avait toute sa présence d’esprit, lui; nous, nous n’avions pas la nôtre. Il y eut une conversation de deux ou trois minutes, puis il revint seul.
– Je pensais que c’était votre cousin Hareton, fis-je observer à Catherine. Je voudrais bien qu’il arrivât. Qui sait s’il ne prendrait pas notre parti?
– C’étaient trois domestiques envoyés de la Grange à votre recherche, dit Heathcliff qui m’avait entendue. Vous auriez dû ouvrir une fenêtre et appeler; mais je jurerais que cette mioche est contente que vous n’en ayez rien fait. Elle est heureuse d’être obligée de rester, j’en suis certain.
En apprenant la chance que nous avions laissée échapper, nous donnâmes cours toutes deux sans contrôle à notre chagrin. Il nous abandonna à nos lamentations jusqu’à neuf heures. Alors il nous invita à monter, en passant par la cuisine, dans la chambre de Zillah. Je dis tout bas à ma compagne d’obéir: peut-être, une fois là, pourrions-nous arriver à nous enfuir par la fenêtre, ou à passer dans un grenier d’où nous sortirions par la lucarne. Mais la fenêtre était étroite, comme celles du bas, et la trappe du grenier était à l’abri de nos tentatives; nous étions enfermées comme auparavant. Nous ne nous couchâmes ni l’une ni l’autre. Catherine s’installa près de la fenêtre et attendit anxieusement le jour; un profond soupir fut la seule réponse que j’obtins aux fréquentes prières que je lui fis d’essayer de se reposer. Moi-même je m’assis sur une chaise, où je ne cessai de m’agiter, en portant de sévères jugements sur mes nombreux manquements à mon devoir: manquements dont venaient – j’en fus alors frappée – tous les malheurs de mes maîtres. En réalité c’était une erreur, je le sais aujourd’hui; mais pendant cette lugubre nuit mon imagination me le persuadait et Heathcliff lui-même me paraissait moins coupable que moi.
À sept heures, il vint demander si Miss Linton était levée. Elle courut aussitôt à la porte et répondit: «Oui. – Ici, alors», dit-il en ouvrant, et il l’attira dehors. Je me levai pour la suivre, mais il referma à clef. Je demandai à être relâchée.
– Un peu de patience, répliqua-t-il. Je vous enverrai votre déjeuner dans un instant.
Je frappai du poing sur le battant, je secouai le loquet avec rage. Catherine demanda pourquoi j’étais tenue enfermée. Il répondit que je n’avais qu’à m’arranger pour supporter ma réclusion une heure encore, et ils s’éloignèrent. J’eus à la supporter deux ou trois heures. Enfin j’entendis un pas: ce n’était pas celui de Heathcliff.
– J’vous ai apporté quelque chose à manger, dit une voix. Ouvrez la porte.
J’obéis vivement et j’aperçus Hareton, chargé d’assez de vivres pour toute une journée.
– Prenez, ajouta-t-il en me poussant le plateau dans les mains.
– Restez une minute, commençai-je.
– Non, cria-t-il.
Et il se retira, sans prêter attention à aucune des prières que je puis lui prodiguer pour le retenir.
Je restai enfermée là toute la journée et toute la nuit suivante; et encore une autre, et encore une autre. J’y restai cinq nuits et quatre jours en tout, sans voir personne que Hareton une fois tous les matins. C’était le modèle des geôliers: sombre, muet, et sourd à toutes mes tentatives pour émouvoir ses sentiments de justice ou de compassion.
Le matin, ou plutôt l’après-midi du cinquième jour, j’entendis un pas différent… plus léger et plus court; et cette fois on entra dans la chambre. C’était Zillah, vêtue de son châle écarlate, un chapeau de soie noire sur la tête et un panier d’osier au bras.
– Eh! mon Dieu! Mrs Dean! s’écria-t-elle. Eh bien! on parle de vous à Gimmerton. J’étais persuadée que vous étiez noyée dans le marais du Cheval noir, et Miss avec vous, quand le maître m’a appris que vous étiez retrouvée et qu’il vous avait logée ici. Seigneur! il faut que vous ayez atterri sur une île, pour sûr? Combien de temps êtes-vous restée dans le trou? Est-ce le maître qui vous a sauvée, Mrs Dean? Mais vous n’êtes pas trop maigre… vous n’avez pas trop souffert, n’est-ce pas?
– Votre maître est un fieffé scélérat. Mais il répondra de sa conduite. Il n’avait pas besoin d’inventer cette histoire; tout sera connu.
– Que voulez-vous dire? L’histoire n’est pas de lui. On en parle dans le village; on raconte que vous vous êtes perdue dans le marais. Quand je suis rentrée, j’ai dit à Earnshaw: «Eh bien! il s’est passé de drôles de choses, Mr Hareton, depuis mon départ. C’est bien triste pour cette belle jeune demoiselle et pour cette brave Nelly Dean.» Il m’a regardée d’un air surpris. J’ai vu qu’il n’avait entendu parler de rien et je lui ai raconté le bruit qui courait. Le maître écoutait; il s’est mis à sourire et a dit: «Si elles ont été dans le marais, elles en sont sorties maintenant, Zillah. Nelly Dean occupe en ce moment votre chambre; quand vous monterez vous pourrez lui dire de décamper: voici la clef. L’eau du marais lui est entrée dans la tête et elle aurait couru chez elle l’esprit tout dérangé; mais je l’ai gardée jusqu’à ce qu’elle ait repris sa raison. Vous lui demanderez d’aller sur-le-champ à la Grange et d’annoncer de ma part que la jeune dame la suivra en temps utile pour assister aux obsèques de son père.»
– Mr Edgar n’est pas mort? dis-je d’une voix étranglée. Oh! Zillah! Zillah!
– Non, non; rasseyez-vous, ma bonne dame, vous n’êtes pas bien remise. Il n’est pas mort; le docteur Kenneth pense qu’il peut vivre encore un jour. Je l’ai rencontré sur la route et l’ai interrogé.
Au lieu de m’asseoir, je saisis mon manteau et mon chapeau et je me hâtai de descendre pendant que le chemin était libre. En entrant dans la salle, je regardai s’il y avait quelqu’un qui pût me donner des nouvelles de Catherine. La pièce était inondée de soleil et la porte ouverte; mais je n’apercevais personne. Comme j’hésitais à partir aussitôt, ou à revenir sur mes pas et à chercher ma maîtresse, une légère toux attira mon attention du côté du foyer. Linton était couché sur le banc, tout seul dans la salle, en train de sucer un bâton de sucre Candie, et suivant tous mes mouvements d’un œil apathique.
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