Emily Brontë
Les Hauts De Hurle-Vent
Traduction Frédéric Delebecque
AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR
Le roman qu’on va lire occupe dans la littérature anglaise du XIX esiècle une place tout à fait à part. Ses personnages ne ressemblent en rien à ceux qui sortent de la boîte de poupées à laquelle, selon Stevenson, les auteurs anglais de l’ère victorienne, «muselés comme des chiens», étaient condamnés à emprunter les héros de leurs récits.
Ce livre est l’œuvre d’une jeune fille qui n’avait pas encore atteint sa trentième année quand elle le composa et dont c’était, à l’exception de quelques pièces de vers, la première œuvre littéraire. Elle ne connaissait guère le monde, ayant toujours vécu au fond d’une province reculée et dans une réclusion presque absolue. Fille d’un pasteur irlandais et d’une mère anglaise qu’elle perdit en bas âge, sa courte vie s’écoula presque entière dans un village du Yorkshire, avec ses deux sœurs et un frère, triste sire qui s’enivrait régulièrement tous les soirs. Les trois sœurs Brontë trouvèrent dans la littérature un adoucissement à la rigueur d’une existence toujours austère et souvent très pénible. Après avoir publié un recueil de vers en commun, sans grand succès, elles s’essayèrent au roman. Tandis que Charlotte composait Jane Eyre , qui obtenait rapidement la faveur du public, Emily écrivait Wuthering Heights , qu’elle parvint, non sans peine, à faire éditer, sous le pseudonyme d’Ellis Bell, vers la fin de 1847, un an à peine avant sa mort (19 décembre 1848). Cette œuvre, âpre et rude comme la contrée qui l’a inspirée, choqua les lecteurs anglais de l’époque par la dureté des peintures morales et le dédain des conventions alors généralement admises dans le roman d’outre-Manche. Elle ne fut pas appréciée à sa valeur; on ne devait lui rendre justice que plus tard. En France, ce roman n’est guère connu. Il mérite pourtant de l’être. Un bon juge, Léon Daudet, parlant du «tragique intérieur» dans la littérature anglaise, n’a pas craint de mentionner Wuthering Heights à côté de Hamlet.
NOTE POUR LA DEUXIÈME ÉDITION
Cette nouvelle édition a été revue et corrigée avec soin. Je tiens à remercier ici M. le commandant Beauvais du concours si éclairé et si bienveillant qu’il m’a apporté dans cette tâche.
F. D.
18o1. – Je viens de rentrer après une visite à mon propriétaire, l’unique voisin dont j’aie à m’inquiéter. En vérité, ce pays-ci est merveilleux! Je ne crois pas que j’eusse pu trouver, dans toute l’Angleterre, un endroit plus complètement à l’écart de l’agitation mondaine. Un vrai paradis pour un misanthrope: et Mr Heathcliff et moi sommes si bien faits pour nous partager ce désert! Quel homme admirable! Il ne se doutait guère de la sympathie que j’ai ressentie pour lui quand j’ai vu ses yeux noirs s’enfoncer avec tant de suspicion dans leurs orbites, au moment où j’arrêtais mon cheval, et ses doigts plonger, avec une farouche résolution, encore plus profondément dans son gilet, comme je déclinais mon nom.
– Mr. Heathcliff? ai-je dit.
Un signe de tête a été sa réponse.
– Mr Lockwood, votre nouveau locataire, monsieur. Je me suis donné l’honneur de vous rendre visite, aussitôt que possible après mon arrivée, pour vous exprimer l’espoir de ne pas vous avoir gêné par mon insistance à vouloir occuper Thrushcross Grange; j’ai entendu dire hier que vous aviez quelque idée.
– Thrushcross Grange m’appartient, monsieur, a-t-il interrompu en regimbant. Je ne me laisse gêner par personne, quand j’ai le moyen de m’y opposer… Entrez!
Cet «entrez» était prononcé les dents serrées et exprimait le sentiment: «allez au diable!» La barrière même sur laquelle il s’appuyait ne décelait aucun mouvement qui s’accordât avec les paroles. Je crois que cette circonstance m’a déterminé à accepter l’invitation. Je m’intéressais à un homme dont la réserve semblait encore plus exagérée que la mienne.
Quand il a vu le poitrail de mon cheval pousser tranquillement la barrière, il a sorti la main de sa poche pour enlever la chaîne et m’a précédé de mauvaise grâce sur la chaussée. Comme nous entrions dans la cour, il a crié:
– Joseph, prenez le cheval de Mr Lockwood; et montez du vin.
«Voilà toute la gent domestique, je suppose». Telle était la réflexion que me suggérait cet ordre composite. «Il n’est pas surprenant que l’herbe croisse entre les dalles, et les bestiaux sont sans doute seuls à tailler les haies.»
Joseph est un homme d’un certain âge, ou, pour mieux dire, âgé: très âgé, peut-être, bien que robuste et vigoureux. «Le Seigneur nous assiste!» marmottait-il en aparté d’un ton de mécontentement bourru, pendant qu’il me débarrassait de mon cheval. Il me dévisageait en même temps d’un air si rébarbatif que j’ai charitablement conjecturé qu’il devait avoir besoin de l’assistance divine pour digérer son dîner et que sa pieuse exclamation ne se rapportait pas à mon arrivée inopinée.
Wuthering Heights (Les Hauts de Hurle-Vent), tel est le nom de l’habitation de Mr Heathcliff: «wuthering» est un provincialisme qui rend d’une façon expressive le tumulte de l’atmosphère auquel sa situation expose cette demeure en temps d’ouragan [1]. Certes on doit avoir là-haut un air pur et salubre en toute saison: la force avec laquelle le vent du nord souffle par-dessus la crête se devine à l’inclinaison excessive de quelques sapins rabougris plantés à l’extrémité de la maison, et à une rangée de maigres épines qui toutes étendent leurs rameaux du même côté, comme si elles imploraient l’aumône du soleil. Heureusement l’architecte a eu la précaution de bâtir solidement: les fenêtres étroites sont profondément enfoncées dans le mur et les angles protégés par de grandes pierres en saillie.
Avant de franchir le seuil, je me suis arrêté pour admirer une quantité de sculptures grotesques prodiguées sur la façade, spécialement autour de la porte principale. Au-dessus de celle-ci, et au milieu d’une nuée de griffons délabrés et de bambins éhontés, j’ai découvert la date «1500» et le nom «Hareton Earnshaw». J’aurais bien fait quelques commentaires et demandé au revêche propriétaire une histoire succincte du domaine; mais son attitude à la porte semblait exiger de moi une entrée rapide ou un départ définitif, et je ne voulais pas aggraver son impatience avant d’avoir inspecté l’intérieur.
Une marche nous a conduits dans la salle de famille, sans aucun couloir ou corridor d’entrée. Cette salle est ce qu’on appelle ici «la maison» par excellence. Elle sert en général à la fois de cuisine et de pièce de réception. Mais je crois qu’à Hurle-Vent la cuisine a dû battre en retraite dans une autre partie du bâtiment, car j’ai perçu au loin, dans l’intérieur, un babil de langues et un cliquetis d’ustensiles culinaires: puis je n’ai remarqué, près de la spacieuse cheminée, aucun instrument pour faire rôtir ou bouillir, ni pour faire cuire le pain, non plus qu’aucun reflet de casseroles de cuivre ou de passoires de fer-blanc le long des murs. À une extrémité, il est vrai, la lumière et la chaleur réverbéraient magnifiquement sur des rangées d’immenses plats d’étain entremêlés de cruches et de pots d’argent, s’élevant les uns au-dessus des autres sur un grand buffet de chêne, jusqu’au plafond. Ce dernier est apparent: son anatomie entière s’offre à un oeil inquisiteur, sauf à un endroit où elle est masquée par un cadre de bois chargé de gâteaux d’avoine et d’une grappe de cuisseaux de bœuf, de gigots et de jambons. Au-dessus de la cheminée sont accrochés quelques mauvais vieux fusils et une paire de pistolets d’arçon; en guise d’ornement, trois boîtes à thé décorées de couleurs voyantes sont disposées sur le rebord. Le sol est de pierre blanche polie; les chaises, à hauts dossiers, de formes anciennes, peintes en vert; une ou deux, plus massives et noires, se devenaient dans l’ombre. À l’abri d’une voûte que forme le buffet reposait une grosse chienne jaunâtre de l’espèce pointer, entourée d’une nichée de petits qui piaillaient; d’autres chiens occupaient d’autres recoins.
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