– Allons! dit-il avec une férocité contenue, je vais me fâcher; et si tu ne maîtrises pas cette pusillanimité… le diable t’emporte! Debout! sur-le-champ!
– Oui, mon père, haleta-t-il. Seulement laissez-moi seul, ou je vais m’évanouir. J’ai fait ce que vous vouliez, je vous assure. Catherine vous dira que je… que j’ai… été gai. Ah! restez près de moi, Catherine, donnez-moi votre main.
– Prends la mienne, dit son père; tiens-toi sur tes jambes. Bon; maintenant elle va te prêter son bras. C’est bien, regarde-là. Vous pourriez croire que je suis le diable même, Miss Linton, pour exciter une pareille horreur. Ayez l’obligeance d’aller jusqu’à la maison avec lui, voulez-vous? Il frissonne quand je le touche.
– Linton, mon cher Linton! dit Catherine à voix basse, je ne peux pas aller à Hurle-Vent; papa me l’a défendu. Il ne vous fera pas de mal; pourquoi avez-vous si grand’peur?
– Je ne puis pas rentrer dans cette maison; il est impossible que j’y rentre sans vous.
– Halte! cria son père. Respectons les scrupules filiaux de Catherine. Nelly, faites-le rentrer, et je vais suivre sans délai votre avis concernant le docteur.
– Vous ferez bien, répliquai-je. Mais il faut que je reste avec ma maîtresse: m’occuper de votre fils n’est pas mon affaire.
– Vous n’êtes guère aimable. Je le savais; mais vous allez me forcer de pincer le bébé et de le faire crier pour émouvoir votre pitié. Eh bien! viens ici, mon héros. Veux-tu rentrer avec moi?
Il s’approcha encore et fit mine de vouloir saisir la fragile créature. Mais Linton recula, s’accrocha à sa cousine et la supplia de l’accompagner, avec une insistance frénétique qui n’admettait pas de refus. Malgré ma désapprobation, je ne pouvais pas m’y opposer; et comment elle-même aurait-elle pu se dérober? Nous étions incapables de deviner ce qui le remplissait de terreur; mais il était là, anéanti par cette terreur, et il semblait qu’un rien eût suffi à le rendre fou. Nous atteignîmes le seuil de la maison. Catherine entra, et j’étais restée dehors, attendant qu’elle eût conduit l’invalide à son fauteuil et pensant la voir reparaître aussitôt, quand Mr Heathcliff, me poussant en avant, s’écria:
– Ma maison n’est pas infectée de la peste, Nelly. Je me sens en veine d’hospitalité, aujourd’hui; asseyez-vous, et permettez-moi de fermer la porte.
Il la ferma et tourna la clef. Je tressaillis.
– Vous prendrez du thé avant de partir, ajouta-t-il. Je suis seul. Hareton est allé aux Lees avec des bestiaux, Zillah et Joseph sont en excursion d’agrément. Quoique je sois habitué à la solitude, j’aime bien à avoir quelques hôtes intéressants, quand je le puis. Miss Linton, asseyez-vous près de lui. Je vous donne ce que j’ai: le présent n’est guère digne d’être accepté, mais je n’ai rien d’autre à offrir. C’est de Linton que je veux parler. Pourquoi cet air étonné? C’est étrange, mais je me sens pris de sauvagerie envers tout ce qui paraît avoir peur de moi! Si j’étais dans un pays où les lois fussent moins strictes et les goûts moins raffinés, je m’offrirais une lente vivisection de ces deux êtres, comme amusement d’une soirée.
Il respira profondément, frappa sur la table et jura, en se parlant à soi-même:
– Par l’enfer, je les hais!
– Je n’ai pas peur de vous, s’écria Catherine, qui n’avait pu entendre la fin de ce discours.
Elle s’approcha tout près de lui; ses yeux noirs flamboyaient de passion et de décision.
– Donnez-moi cette clef; je veux l’avoir. Je ne mangerai ni ne boirai ici, dussé-je périr d’inanition.
Heathcliff tenait la clef dans la main qui était restée posée sur la table. Il leva les yeux, saisi d’une sorte de surprise par cette hardiesse; ou peut-être la voix et l’aspect de Catherine lui rappelaient-ils celle dont elle les avait hérités. Elle attrapa la clef et réussit à la dégager à moitié de ses doigts qui s’étaient desserrés. Mais cet acte le rappela au présent, et il la reprit rapidement.
– Allons! Catherine Linton, dit-il, tenez-vous à distance, ou je vous envoie rouler à terre, ce qui rendra folle Mrs Dean.
Indifférente à cet avertissement, elle ressaisit la main qui enfermait la clef. «Nous voulons nous en aller!» répétait-elle en faisant des efforts désespérés pour obliger ses muscles d’acier à se relâcher. Voyant que les ongles ne produisaient pas d’effet, elle y appliqua les dents avec une belle énergie. Heathcliff me lança un regard qui m’empêcha un moment d’intervenir. Catherine était trop occupée de ses doigts pour remarquer son visage. Il ouvrit brusquement la main et abandonna l’objet de la dispute. Mais, avant qu’elle eût eu le temps de bien le tenir, il la saisit de sa main devenue libre, et, l’attirant contre son genou, lui administra de l’autre main, sur les deux côtés de la tête, une volée de tapes formidables, dont une seule aurait réussi à réaliser sa menace, si Cathy avait pu tomber.
À la vue de cette violence diabolique, je me précipitai sur lui avec fureur: «Gredin!» m’écriai-je, «gredin!» Un coup à la poitrine me fit taire. Je suis un peu forte, et je perds facilement la respiration; ajoutez l’effet de ma rage. Je reculai tout étourdie en titubant; je me sentais sur le point d’étouffer ou de me rompre un vaisseau sanguin. La scène ne dura pas plus de deux minutes. Catherine, qu’il avait lâchée, porta les deux mains à ses tempes: elle semblait ne pas être bien sûre d’avoir encore ses oreilles. Elle tremblait comme un roseau, la pauvre petite, et s’appuyait sur la table, complètement abasourdie.
– Je sais corriger les enfants, vous voyez, dit le coquin d’un air féroce, en se baissant pour ramasser la clef qui était tombée à terre. Allez près de Linton, maintenant, comme je vous l’ai dit, et pleurez tout à votre aise. Demain, je serai votre père… dans quelques jours, le seul père que vous aurez… et vous recevrez votre compte en fait de coups. Vous pouvez en supporter une bonne ration; vous n’êtes pas une chétive créature. Vous en tâterez tous les jours, si je vois encore briller dans vos yeux cette damnée colère!
Au lieu d’aller rejoindre Linton, Cathy courut à moi, s’agenouilla et appuya sur mon épaule sa joue brûlante en pleurant tout haut. Son cousin s’était réfugié au bout du banc, tranquille comme une souris et se félicitant, j’imagine, que la correction fût tombée sur une autre que lui. Mr Heathcliff, voyant le trouble où nous étions tous, se leva et fit rapidement le thé lui-même. Les tasses et les soucoupes étaient disposées sur la table. Il versa le thé et me tendit une tasse.
– Noyez-moi votre bile là-dedans, dit-il. Et occupez-vous de votre mauvais bébé et du mien. Ce n’est pas un breuvage empoisonné, bien que ce soit moi qui l’aie préparé. Je vais chercher vos chevaux.
Notre première pensée, quand il fut parti, fut de tâcher de nous frayer une sortie. Nous essayâmes la porte de la cuisine, mais elle était verrouillée à l’extérieur; nous examinâmes les fenêtres… elles étaient trop étroites même pour les formes minces de Catherine.
– Master Linton, m’écriai-je en voyant que nous étions vraiment emprisonnées, vous savez ce que manigance votre démon de père et vous allez nous le dire, sans quoi je vous gifle comme il a giflé votre cousine.
– Oui, Linton, vous devez le dire, ajouta Catherine. C’est pour vous que je suis venue; vous seriez un méchant ingrat si vous refusiez.
– Donnez-moi un peu de thé, j’ai soif; ensuite je vous le dirai. Mrs Dean, éloignez-vous. Je n’aime pas que vous soyez si près de moi. Allons, Catherine, voilà que vous laissez tomber vos larmes dans ma tasse. Je ne veux pas boire cela. Donnez m’en une autre.
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