Il avait une idée arrêtée, que me révélèrent différentes observations qui lui échappèrent. C’était que, si son neveu lui ressemblait physiquement, il devait aussi lui ressembler moralement; car les lettres de Linton ne fournissaient que peu ou pas d’indices des défauts de son caractère. Et moi, par une faiblesse excusable, je m’abstins de redresser son erreur. Je me demandais quel bien il y aurait à troubler ses derniers moments par une information qu’il n’aurait ni le pouvoir ni l’occasion de mettre à profit.
Nous différâmes notre excursion jusqu’à l’après-midi: une après-midi dorée d’août; chaque souffle qui venait des hauteurs était si plein de vie qu’il semblait que celui-ci qui le respirait, fût-il mourant dût revivre. Le visage de Catherine était exactement semblable au paysage, les ombres et, les rayons de soleil s’y succédaient avec rapidité; mais les ombres y restaient plus longtemps, les rayons de soleil y étaient plus fugitifs, et son pauvre petit cœur se reprochait même ces oublis passagers de ses soucis.
Nous aperçûmes Linton qui nous attendait au même endroit qu’il avait choisi la fois précédente. Ma jeune maîtresse mit pied à terre et me dit que, comme elle était résolue de ne s’arrêter que fort peu de temps, je ferais mieux de tenir le poney en restant à cheval. Mais je refusai: je ne voulais pas courir le risque de perdre de vue une minute l’objet de ma surveillance. Nous montâmes donc ensemble la pente couverte de bruyères. Master Heathcliff nous reçut cette fois avec plus d’animation. Mais ce n’était l’animation ni de l’entrain ni de la joie: elle ressemblait plutôt à de la peur.
– Il est tard! dit-il d’une voix entrecoupée et pénible. Votre père n’est-il pas très malade? Je pensais que vous ne viendriez pas.
– Pourquoi ne pas être franc? s’écria Catherine, rengainant ses compliments. Pourquoi ne pas dire d’abord que vous n’avez pas besoin de moi? Il est étrange, Linton, que pour la seconde fois vous me fassiez venir ici dans l’intention, apparemment, de nous affliger tous deux, et sans aucun autre motif.
Linton frissonna et lui jeta un regard demi-suppliant, demi-honteux. Mais sa cousine n’avait pas la patience suffisante pour supporter cette conduite énigmatique.
– Oui, mon père est très malade, dit-elle. Et pourquoi ai-je dû quitter son chevet? Pourquoi ne m’avez-vous pas envoyé un mot pour me délier de ma promesse, puisque vous souhaitiez que je ne la tinsse pas? Allons! je désire une explication; le jeu et le badinage sont complètement bannis de mon esprit et je n’ai pas de temps à perdre aujourd’hui à regarder vos simagrées.
– Mes simagrées! murmura-t-il; où sont elles? Pour l’amour du ciel, Catherine, n’ayez pas l’air si fâchée! Méprisez-moi autant que vous voudrez: je suis un être indigne, un lâche, un misérable, je mérite tous les dédains; mais je suis trop vil pour votre colère. Haïssez mon père et contentez-vous pour moi du mépris.
– Sottises! s’écria Catherine exaspérée. Quel sot, quel stupide garçon! Voilà maintenant qu’il tremble, comme si j’allais vraiment le toucher! Vous n’avez pas besoin de réclamer le mépris, Linton: il n’est personne qui ne le tienne spontanément à votre service. Allez-vous-en! Je vais rentrer chez moi; c’est de la folie de vous arracher du coin du feu, pour faire semblant… de quoi faisons-nous semblant? Lâchez ma robe! Si j’avais pitié de vos pleurs et de vos airs si effrayés, vous devriez repousser une telle pitié. Hélène, dites-lui que sa conduite est honteuse. Levez-vous et ne vous dégradez pas jusqu’à ressembler à un reptile abject… entendez-vous?
La face ruisselante et angoissée, Linton s’était laissé tomber sur le sol; il paraissait en proie à une terreur extrême.
– Oh! sanglotait-il, je n’y puis plus tenir! Catherine… Catherine, je suis un traître, de surcroît, et je n’ose pas vous dire…! Mais si vous m’abandonnez, vous me tuez! Chère Catherine, ma vie est entre vos mains. Vous avez dit que vous m’aimiez et, si vous m’aimiez, la chose n’aurait pour vous rien de pénible. Vous n’allez pas partir, n’est-ce pas, bonne, douce Catherine! Et peut-être voudrez-vous bien consentir… et il me laissera mourir avec vous!
Ma jeune maîtresse, à la vue de cette profonde angoisse, se baissa pour le relever. L’ancien sentiment d’indulgente tendresse surmonta son mécontentement, elle fut sincèrement émue et alarmée.
– Consentir à quoi? demanda-t-elle? À rester? Expliquez-moi le sens de cet étrange discours, et je resterai. Vous vous contredisez et vous me faites perdre la tête! Soyez calme et sincère, et confessez sur-le-champ tout ce qui vous pèse sur le cœur. Vous ne voudriez pas me faire de tort, Linton, n’est-il pas vrai? Vous ne laisseriez pas un ennemi me nuire, si vous pouviez l’en empêcher? Je crois que vous êtes lâche pour vous-même, mais que vous ne trahiriez pas lâchement votre meilleure amie.
– Mais mon père m’a menacé, dit le jeune homme en cherchant sa respiration et en joignant ses doigts amaigris, et j’ai peur de lui… j’ai peur de lui! Je n’ose rien dire!
– Oh! bon! reprit Catherine avec une compassion dédaigneuse, gardez votre secret: je ne suis pas lâche, moi. Occupez-vous de votre sûreté; je n’ai pas peur!
Cette noblesse d’âme provoqua les larmes de Linton. Il pleurait comme un désespéré, baisant les mains qui le soutenaient, et sans parvenir pourtant à trouver le courage de parler. Je me demandais quel pouvait bien être le mystère, et j’étais résolue de ne jamais permettre que Catherine pût souffrir dans l’intérêt de Linton ou de qui que ce fût, quand j’entendis un bruissement dans la bruyère. Je levai les yeux et j’aperçus Mr Heathcliff presque sur nous, descendant des Hauts. Il ne fit pas attention à mes deux compagnons, bien qu’ils fussent assez près de lui pour qu’il pût entendre les sanglots de Linton; mais, me saluant sur le ton presque cordial qu’il réservait pour moi seule et dont je ne pouvais m’empêcher de suspecter la sincérité, il dit:
– C’est un événement de vous rencontrer si près de chez moi, Nelly. Comment cela va-t-il à la Grange, dites-moi? Le bruit court, ajouta-t-il plus bas, qu’Edgar Linton est sur son lit de mort. Peut-être exagère-t-on la gravité de son état?
– Non, mon maître est mourant, répondis-je. Ce n’est que trop vrai. Ce sera un triste événement pour nous tous, mais une bénédiction pour lui!
– Combien de temps pensez-vous qu’il vive encore?
– Je n’en sais rien.
– C’est que, poursuivit-il en couvrant les deux jeunes gens d’un regard qui les paralysa – Linton semblait n’oser se risquer à remuer ni à lever la tête, et Catherine, à cause de lui, ne pouvait bouger – c’est que ce gaillard-ci a l’air décidé à déjouer mes plans; je serais reconnaissant à son oncle de se hâter de partir avant lui. Hé! y a-t-il longtemps que cet animal se livre à ce petit jeu? Je lui ai pourtant donné quelques leçons au sujet de ses pleurnicheries. Est-il un peu gai, en général, quand il est avec Miss Linton?
– Gai? Non… il a l’air d’être dans le plus profond abattement. À le voir, je dirais qu’au lieu de se promener dans la montagne avec sa bien-aimée, il devrait être dans son lit, entre les mains d’un médecin.
– Il y sera dans un jour ou deux, murmura Heathcliff. Mais auparavant… debout, Linton! debout! cria-t-il. Ne te vautre pas par terre. Debout à l’instant!
Linton s’était affaissé, en proie à une nouvelle crise de terreur insurmontable, provoquée par le regard de son père, je suppose; rien d’autre n’aurait pu déterminer un pareil accablement. Il fit plusieurs efforts pour obéir, mais son peu de forces était annihilé pour le moment, et il retomba en gémissant. Mr Heathcliff s’avança, le souleva et l’adossa contre un talus gazonné.
Читать дальше