– Sangdieu! cria l’officier, l’ont-ils donc assassiné? En ce cas, malheur à eux!
Et il se retourna si effrayant de vigueur, de colère et de menace, que les plus enragés rebelles se ruèrent les uns sur les autres pour s’enfuir et que quelques-uns roulèrent jusque dans la Seine.
– Monsieur d’Artagnan, murmura Raoul.
– Oui, sangdieu! en personne, et heureusement pour vous, à ce qu’il paraît, mon jeune ami. Voyons! ici, vous autres, s’écria-t-il en se redressant sur ses étriers et élevant son épée, appelant de la voix et du geste les mousquetaires qui n’avaient pu le suivre tant sa course avait été rapide. Voyons, balayez-moi tout cela! Aux mousquets! Portez armes! Apprêtez armes! En joue…
À cet ordre les montagnes du populaire s’affaissèrent si subitement, que d’Artagnan ne put retenir un éclat de rire homérique.
– Merci, d’Artagnan, dit Comminges, montrant la moitié de son corps par la portière du carrosse renversé; merci, mon jeune gentilhomme! Votre nom? que je le dise à la reine.
Raoul allait répondre, lorsque d’Artagnan se pencha à son oreille:
– Taisez-vous, dit-il, et laissez-moi répondre.
Puis, se retournant vers Comminges:
– Ne perdez pas votre temps, Comminges, dit-il, sortez du carrosse si vous pouvez, et faites-en avancer un autre.
– Mais lequel?
– Pardieu, le premier venu qui passera sur le Pont-Neuf, ceux qui le montent seront trop heureux, je l’espère, de prêter leur carrosse pour le service du roi.
– Mais, dit Comminges, je ne sais.
– Allez donc, ou, dans cinq minutes, tous les manants vont revenir avec des épées et des mousquets. Vous serez tué et votre prisonnier délivré. Allez. Et, tenez, voici justement un carrosse qui vient là-bas.
Puis se penchant de nouveau vers Raoul:
– Surtout ne dites pas votre nom, lui souffla-t-il.
Le jeune homme le regardait d’un air étonné.
– C’est bien, j’y cours, dit Comminges, et s’ils reviennent faites feu.
– Non pas, non pas, répondit d’Artagnan, que personne ne bouge, au contraire: un coup de feu tiré en ce moment serait payé trop cher demain.
Comminges prit ses quatre gardes et autant de mousquetaires et courut au carrosse. Il en fit descendre les gens qui s’y trouvaient et le ramena près du carrosse versé.
Mais lorsqu’il fallut transporter Broussel du char brisé dans l’autre, le peuple, qui aperçut celui qu’il appelait son libérateur, poussa des hurlements inimaginables et se rua de nouveau vers le carrosse.
– Partez, dit d’Artagnan. Voici dix mousquetaires pour vous accompagner, j’en garde vingt pour contenir le peuple; partez et ne perdez pas une minute. Dix hommes pour monsieur de Comminges!
Dix hommes se séparèrent de la troupe, entourèrent le nouveau carrosse et partirent au galop.
Au départ du carrosse les cris redoublèrent; plus de dix mille hommes se pressaient sur le quai, encombrant le Pont-Neuf et les rues adjacentes.
Quelques coups de feu partirent. Un mousquetaire fut blessé.
– En avant, cria d’Artagnan poussé à bout et mordant sa moustache.
Et il fit avec ses vingt hommes une charge sur tout ce peuple, qui se renversa épouvanté. Un seul homme demeura à sa place l’arquebuse à la main.
– Ah! dit cet homme, c’est toi qui déjà as voulu l’assassiner! attends!
Et il abaissa son arquebuse sur d’Artagnan, qui arrivait sur lui au triple galop.
D’Artagnan se pencha sur le cou de son cheval, le jeune homme fit feu; la balle coupa la plume de son chapeau.
Le cheval emporté heurta l’imprudent qui, à lui seul, essayait d’arrêter une tempête, et l’envoya tomber contre la muraille.
D’Artagnan arrêta son cheval tout court, et tandis que ses mousquetaires continuaient de charger, il revint l’épée haute sur celui qu’il avait renversé.
– Ah! monsieur, cria Raoul, qui reconnaissait le jeune homme pour l’avoir vu rue Cocatrix, monsieur, épargnez-le, c’est son fils.
D’Artagnan retint son bras prêt à frapper.
– Ah! vous êtes son fils, dit-il; c’est autre chose.
– Monsieur, je me rends! dit Louvières tendant à l’officier son arquebuse déchargée.
– Eh non! ne vous rendez pas, mordieu! filez au contraire, et promptement; si je vous prends, vous serez pendu.
Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, il passa sous le cou du cheval et disparut au coin de la rue Guénégaud.
– Ma foi, dit d’Artagnan à Raoul, il était temps que vous m’arrêtiez la main, c’était un homme mort, et, ma foi, quand j’aurais su qui il était, j’eusse eu regret de l’avoir tué.
– Ah! monsieur, dit Raoul, permettez qu’après vous avoir remercié pour ce pauvre garçon, je vous remercie pour moi; moi aussi, monsieur, j’allais mourir quand vous êtes arrivé.
– Attendez, attendez, jeune homme, et ne vous fatiguez pas à parler.
Puis tirant d’une de ses fontes un flacon plein de vin d’Espagne:
– Buvez deux gorgées de ceci, dit-il.
Raoul but et voulut renouveler ses remerciements.
– Cher, dit d’Artagnan, nous parlerons de cela plus tard.
Puis, voyant que les mousquetaires avaient balayé le quai depuis le Pont-Neuf jusqu’au quai Saint-Michel et qu’ils revenaient, il leva son épée pour qu’ils doublassent le pas.
Les mousquetaires arrivèrent au trot; en même temps, de l’autre côté du quai, arrivaient les dix hommes d’escorte que d’Artagnan avait donnés à Comminges.
– Holà! dit d’Artagnan s’adressant à ceux-ci, est-il arrivé quelque chose de nouveau?
– Eh, monsieur, dit le sergent, leur carrosse s’est encore brisé une fois; c’est une véritable malédiction.
D’Artagnan haussa les épaules.
– Ce sont des maladroits, dit-il; quand on choisit un carrosse, il faut qu’il soit solide: le carrosse avec lequel on arrête un Broussel doit pouvoir porter dix mille hommes.
– Qu’ordonnez-vous, mon lieutenant?
– Prenez le détachement et conduisez-le au quartier.
– Mais vous vous retirez donc seul?
– Certainement. Croyez-vous pas que j’aie besoin d’escorte?
– Cependant…
– Allez donc.
Les mousquetaires partirent et d’Artagnan demeura seul avec Raoul.
– Maintenant, souffrez-vous? lui dit-il.
– Oui, monsieur, j’ai la tête lourde et brûlante.
– Qu’y a-t-il donc à cette tête? dit d’Artagnan levant le chapeau. Ah! ah! une contusion.
– Oui, j’ai reçu, je crois, un pot de fleurs sur la tête.
– Canaille! dit d’Artagnan. Mais vous avez des éperons, étiez-vous donc à cheval?
– Oui; mais j’en suis descendu pour défendre M. de Comminges, et mon cheval a été pris. Et tenez, le voici.
En effet, en ce moment même le cheval de Raoul passait monté par Friquet, qui courait au galop, agitant son bonnet de quatre couleurs et criant.
– Broussel! Broussel!
– Holà! arrête, drôle! cria d’Artagnan, amène ici ce cheval.
Friquet entendit bien; mais il fit semblant de ne pas entendre, et essaya de continuer son chemin.
D’Artagnan eut un instant envie de courir après maître Friquet, mais il ne voulut point laisser Raoul seul; il se contenta donc de prendre un pistolet dans ses fontes et de l’armer.
Friquet avait l’œil vif et l’oreille fine, il vit le mouvement de d’Artagnan, entendit le bruit du chien; il arrêta son cheval tout court.
– Ah! c’est vous, monsieur l’officier, s’écria-t-il en venant à d’Artagnan, et je suis en vérité bien aise de vous rencontrer.
D’Artagnan regarda Friquet avec attention et reconnut le petit garçon de la rue de la Calandre.
– Ah! c’est toi, drôle, dit-il; viens ici.
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