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Fédor Dostoïevski: Les Pauvres Gens

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Dostoïevski décrit lui-même la genèse de ce roman épistolaire, première oeuvre qu'il a publiée: «La fumée sortait des naseaux des chevaux, des colonnes de fumée montaient des toits des deux rives et il semblait que de nouveaux édifices surgissaient au-dessus des anciens, qu'une nouvelle ville se bâtissait dans l'air… Il me semblait que toute cette ville, avec tous ses habitants, puissants et faibles, avec toutes leurs habitations, asiles de mendiants ou palais dorés, ressemblait en cette heure de crépuscule à une rêverie fantastique, enchantée, qui disparaîtrait et se dissiperait en fumée montant vers le ciel sombre. Je me suis mis à regarder et je vis soudain des figures étranges. C'étaient des figures étranges, bizarres, tout à fait prosaïques, qui n'avaient rien de Don Carlos ni de Posa, rien que de simples conseillers titulaires, mais en même temps des conseillers titulaires fantastiques. Quelqu'un grimaçait devant moi, en se dissimulant derrière cette foule fantastique et tirait des ficelles, des ressorts. Les poupées se mouvaient, et il riait, il riait! C'est alors que m'apparut une autre histoire, dans quelque coin sombre, un cœur de conseiller titulaire, honnête et pur, candide et dévoué à ses chefs, et, avec lui, une jeune fille, offensée et triste, et leur émouvante histoire me déchira le cœur.»

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Adieu, mon inestimable amie, ma douce petite Varinka! Je vous ai décrit ma vie comme je l'ai pu. Je n'ai fait que penser à vous de toute la journée. Mon cœur se brise, ma très chère, quand je songe à votre situation. Vous n'avez même pas de manteau chaud à vous mettre, je le sais, mon âme. Oh! ces printemps de Saint-Pétersbourg, ces vents, ces vilaines pluies mêlées de neige – c'est une malédiction, Varinka. C'est un climat impossible; que le ciel nous en préserve! Ne m'en voulez pas, ma petite âme, de la façon dont j'ai rédigé cette lettre. Je n'ai pas de style, Varinka, je n'en ai aucun. Si je savais écrire un peu! Je dis les choses comme elles me viennent à l'esprit, avec le seul désir de vous distraire légèrement. C'eût été autre chose si j'avais fait des études autrefois. Mais où donc aurais-je pu étudier? J'étais trop pauvre pour cela. Votre ami fidèle, votre ami de toujours.

Makar DIÉVOUCHKINE.

* * * * *

25 avril.

Cher Monsieur Makar Alexéievitch,

J'ai rencontré aujourd'hui ma cousine Sacha! Quelle horreur! Elle aussi est en train de périr, la pauvre! J'ai appris également, de divers côtés, qu'Anna Fiodorovna ne cesse de s'informer à mon sujet. Elle n'aura donc jamais fini, celle-là, de me persécuter! Elle prétend qu'elle serait prête à me pardonner, à oublier le passé, et qu'elle viendra elle-même me rendre visite. Elle affirme que vous n'êtes pas du tout parent avec moi, que sa parenté avec moi est plus proche que la vôtre, que vous n'avez aucun droit d'intervenir dans nos rapports familiaux et qu'il est honteux pour moi, et même indécent, de vivre de votre charité en acceptant votre aide matérielle… Elle dit que j'ai oublié ses bienfaits, le pain que j'ai mangé chez elle; qu'elle nous a sauvées, ma mère et moi, alors que nous risquions de mourir de faim; qu'elle nous a logées, nourries, se dépensant pour nous pendant plus de deux ans et demi, et que, en plus de tout cela, elle a renoncé à se faire rembourser l'argent que nous lui devions. Elle n'a même pas ménagé ma mère! Si ma pauvre maman pouvait savoir tout ce qu'ils m'ont fait! Dieu m'est témoin!… Anna Fiodorovna prétend encore que je n'ai pas été capable de conserver mon bonheur, que je n'ai pas su le garder par sottise, qu'elle même voulait me rendre heureuse, qu'elle m'y a conduite, mais qu'elle n'est en rien fautive dans ce qu'il est advenu ensuite, car je n'ai pas su, et peut-être pas voulu défendre mon honneur. Qui donc est coupable en ce cas, grand Dieu?! Elle assure que Monsieur Bykov a parfaitement raison, et qu'on n'épouse pas la première femme venue parce que… mais à quoi bon le répéter ici! Il est dur d'entendre de telles injustices, Makar Alexéievitch. Je ne sais ce qui m'arrive maintenant, je tremble de tout mon corps, je pleure, je sanglote. J'ai mis deux heures à vous écrire cette lettre. Je pensais qu'elle aurait fini, à tout le moins, par reconnaître ses torts envers moi, et voilà comment elle se comporte aujourd'hui… Au nom du ciel, ne vous tourmentez pas, mon ami, mon unique ami sincère! Fédora exagère toujours: je ne suis pas malade. J'ai seulement pris froid hier, un petit rhume, en me rendant à Volkovo pour l'office des morts qu'on disait à la mémoire de ma mère. Pourquoi n'y êtes-vous pas venu avec moi, je vous en avais tellement prié. Oh, ma mère! ma pauvre maman! si tu pouvais sortir de ta tombe, si tu pouvais savoir, si tu voyais ce qu'ils ont fait de moi!…

V. D.

* * * * *

20 mai.

Ma colombe, ma petite Varinka!

Je vous envoie un peu de raisin, ma tourterelle. On dit que cela fait du bien d'en manger pendant la convalescence et le médecin le recommande d'ailleurs pour la soif. C'est donc pour la soif uniquement. Vous avez eu envie de petits pains blancs l'autre jour, ma petite mère, je vous en envoie également. Avez-vous de l'appétit, mon âme? Car c'est l'essentiel. D'ailleurs c'est fini maintenant, le ciel en soit loué, c'est passé, terminé, et nos malheurs aussi vont prendre fin complètement. Remercions-en le Créateur! Pour ce qui est des livres, il m'a été impossible de m'en procurer jusqu'ici. On dit qu'il y a chez nous un livre excellent, écrit dans un très bon style. On prétend qu'il est très intéressant. Je ne l'ai pas lu moi-même, mais on le loue beaucoup par ici. On m'a promis de me le faire parvenir. Mais le lirez-vous? Je vous connais, je sais que vous êtes difficile sur ce point. On n'arrive pas toujours à satisfaire votre goût, je le sais, mon petit ange. Il vous faut de la poésie sans doute, des soupirs, des mamours – soit, je me procurerai des poèmes, je trouverai ce qu'il vous faut. J'ai vu quelque part un cahier plein de vers…

Ma vie est fort agréable. Ne vous faites pas de soucis pour moi, ma petite mère, je vous en supplie. Ce que Fédora vous a raconté sur moi n'est que balivernes. Dites-lui qu'elle a menti, dites-le lui absolument, à cette calomniatrice!… Je n'ai même pas songé à vendre mon nouvel uniforme! Et pourquoi donc le vendrais-je, réfléchissez, pourquoi le ferais-je? Il paraît, à ce qu'on dit, que je dois toucher quarante roubles argent de gratification. Pourquoi le vendrais-je en ce cas? Ne vous inquiétez pas, ma petite mère… Fédora est une pessimiste, elle prend tout au tragique. Nous vivrons heureux, ma tourterelle. Pourvu seulement que vous vous rétablissiez! Guérissez, au nom du ciel, ne faites pas de chagrin à un vieillard. Qui donc vous a raconté que j'aurais maigri? Calomnie, pure calomnie encore! Je me porte à merveille et j'ai même grossi au point que j'en ai presque honte. Je mange à ma faim, je suis content, j'ai de tout en abondance. Pourvu que vous guérissiez! Adieu maintenant, mon petit ange! Je couvre de baisers vos doigts mignons et je demeure votre ami indéfectible, votre ami dévoué,

Makar DIÉVOUCHKINE.

P.-S. Voyons, ma petite âme, que m'écrivez-vous là encore?… C'est tout à fait déraisonnable; à quoi songez-vous donc? Comment pourrais-je vous rendre visite si souvent, ma petite mère, je vous le demande? À la faveur de la nuit peut-être, de manière à ne pas être aperçu? Mais il ne fait presque plus nuit à cette saison. D'ailleurs, ma petite mère, mon bon ange, je n'ai pour ainsi dire pas quitté votre chevet de tout le temps que vous avez été malade, pendant que vous étiez sans connaissance surtout. Je ne sais même pas comment j'ai pu m'arranger pour y parvenir. J'ai néanmoins préféré cesser mes visites ensuite. Les gens ont commencé à se montrer curieux et à poser des questions. Déjà des cancans se colportent par ici. Je compte sur Thérèse: c'est une femme discrète. Jugez cependant vous-même, ma petite mère, qu'adviendrait-il s'ils apprenaient tout au sujet de nos relations? Que penseront-ils et que diront-ils alors?… Prenez donc patience, ma petite mère, soyez courageuse, attendez d'être guérie. Nous nous arrangerons ensuite pour nous donner rendez-vous quelque part, hors de la maison.

* * * * *

1 erjuin.

Mon très cher Makar Alexéievitch,

J'avais tellement envie de vous faire plaisir, de trouver quelque chose d'agréable pour vous récompenser de tant de soucis et de tant de peine que vous vous êtes donnés pour moi, de toute cette affection que vous m'avez vouée, que je me suis finalement décidée, dans un moment de loisir, à fouiller les tiroirs de ma commode pour y retrouver ce cahier de souvenirs que je vous envoie maintenant. J'avais commencé à l'écrire dans une époque encore heureuse de ma vie. Vous m'avez fréquemment questionnée sur mon existence passée, sur ma mère, sur Pokrovski, sur mon séjour chez Anna Fiodorovna et, enfin, sur mes récents malheurs, et vous étiez si impatient de pouvoir lire ce cahier où j'ai eu l'idée, Dieu sait pourquoi, de raconter certaines heures de ma vie, que je suis certaine de vous procurer une grande satisfaction en vous le communiquant. Quant à moi, je me suis sentie très triste en le relisant. Il me semble que je suis devenue deux fois plus vieille depuis que j'y ai écrit la dernière ligne. Ces impressions ont été notées à des époques diverses. Adieu, Makar Alexéievitch. Je m'ennuie terriblement et je souffre souvent d'insomnie. C'est une bien triste convalescence!

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