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Fédor Dostoïevski: Les Pauvres Gens

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Dostoïevski décrit lui-même la genèse de ce roman épistolaire, première oeuvre qu'il a publiée: «La fumée sortait des naseaux des chevaux, des colonnes de fumée montaient des toits des deux rives et il semblait que de nouveaux édifices surgissaient au-dessus des anciens, qu'une nouvelle ville se bâtissait dans l'air… Il me semblait que toute cette ville, avec tous ses habitants, puissants et faibles, avec toutes leurs habitations, asiles de mendiants ou palais dorés, ressemblait en cette heure de crépuscule à une rêverie fantastique, enchantée, qui disparaîtrait et se dissiperait en fumée montant vers le ciel sombre. Je me suis mis à regarder et je vis soudain des figures étranges. C'étaient des figures étranges, bizarres, tout à fait prosaïques, qui n'avaient rien de Don Carlos ni de Posa, rien que de simples conseillers titulaires, mais en même temps des conseillers titulaires fantastiques. Quelqu'un grimaçait devant moi, en se dissimulant derrière cette foule fantastique et tirait des ficelles, des ressorts. Les poupées se mouvaient, et il riait, il riait! C'est alors que m'apparut une autre histoire, dans quelque coin sombre, un cœur de conseiller titulaire, honnête et pur, candide et dévoué à ses chefs, et, avec lui, une jeune fille, offensée et triste, et leur émouvante histoire me déchira le cœur.»

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Ils sont tous tellement instruits, tellement savants. Il y a un fonctionnaire (il est employé dans un service littéraire), c'est un homme extrêmement cultivé; il parle d'Homère, par exemple, de Brambaeus et de divers autres auteurs, car il sait tout, c'est un homme extrêmement intelligent! Il y a aussi deux officiers qui ne font que jouer aux cartes tout le temps. Puis un enseigne de vaisseau, et encore un Anglais qui donne des leçons. Tiens, je m'en vais, pour vous amuser, petite mère, les décrire satiriquement dans ma prochaine lettre; c'est-à-dire que je vous dirai exactement comment ils sont, avec tous les détails. Quant à la patronne du logis, c'est une vieille, très petite et malpropre, qui traîne toute la journée en pantoufles et en robe de chambre et ne fait que gronder Thérèse du matin au soir. Je loge dans la cuisine, c'est-à-dire non; voici comment il faut expliquer la chose: À côté de la cuisine, il y a une pièce (il faut vous dire que nous avons ici une cuisine très propre, claire et confortable), il y a donc une petite pièce, un petit coin modeste… ou plus exactement encore: la cuisine est une salle très vaste avec trois fenêtres, alors on a placé le long du mur une cloison, ce qui fait comme une chambre de plus, une pièce supplémentaire en quelque sorte. C'est très spacieux, très confortable; il y a une fenêtre et tout le nécessaire: en un mot, tout y est très bien. C'est donc mon petit coin. Il ne faut pas, ma petite mère, que cela vous paraisse étrange ni que vous y trouviez quelque chose d'obscur ou de secret. Pourquoi, soi-disant, dans la cuisine? Il est vrai que je loge maintenant dans cette pièce, je veux dire derrière la cloison, mais cela ne fait rien. J'y vis tout à fait retiré, à l'écart des autres, j'y mène une existence tranquille et discrète. J'y ai installé un lit, une table, une commode, une paire de chaises et j'y ai pendu une icône. On peut trouver, je l'admets, de meilleurs logements – il y en a peut-être qui sont très supérieurs à celui-ci. Mais c'est la commodité qui compte avant tout. Car c'est pour la commodité que je suis venu ici, et surtout n'imaginez point que ce soit pour quelque autre raison. Votre petite fenêtre est juste en face, de l'autre côté de la cour. Cette cour est très étroite; je vous y vois passer; alors la vie en est plus gaie pour le malheureux que je suis, et c'est meilleur marché en outre. Ici, la chambre la plus modeste revient, avec la pension, à trente-cinq roubles en assignats. C'est trop cher pour moi. Je paie pour mon coin sept roubles en assignats, plus cinq roubles d'argent pour la table, ce qui fait vingt-quatre roubles et demi, alors qu'auparavant je dépensais trente roubles et devais me priver de beaucoup de choses. Je ne prenais que rarement du thé, tandis que maintenant j'ai de quoi payer le thé et le sucre. Cela me gênerait beaucoup, comprenez-vous, ma très chère, de ne pas prendre le thé ici. Tous les locataires sont des gens aisés, et j'aurais honte devant eux. C'est à cause d'eux que j'en bois, Varinka, pour le bon ton, car je n'y attache pas beaucoup d'importance en soi, je ne suis pas un buveur de thé. Il faut y ajouter un peu d'argent de poche – il en faut bien un peu malgré tout – puis quelques dépenses inévitables pour des souliers, un pardessus; que me reste-t-il après cela? Tout mon traitement y a vite passé. Oh! je ne me plains pas. Je suis content, au contraire, car mon traitement est très satisfaisant. Voilà plusieurs années déjà qu'il est satisfaisant. De temps en temps, je touche des gratifications. Et maintenant, adieu mon petit ange. Je vous ai acheté deux pots de balsamines et un géranium qui ne coûte pas cher. Peut-être que vous aimez aussi le réséda? Il y en a au magasin; écrivez-moi si vous en voulez. Dites-moi tout en détail dans votre lettre. À propos, ne vous faites pas de fausses idées, ma petite mère, à mon sujet, ni quant aux raisons pour lesquelles j'ai loué une chambre de ce genre. Non, non, c'est uniquement pour la commodité que je l'ai fait. C'est la commodité seule qui m'a séduit. Car je mets de l'argent de côté, ma petite mère, sachez-le: j'ai quelque argent en réserve. Ne vous abusez pas sur mon compte, en me voyant aussi tranquille qu'une mouche. Non, ma petite mère, je ne suis pas un être insignifiant; et j'ai le caractère qu'il sied d'avoir quand on est un homme à l'âme ferme et sereine. Adieu, mon doux petit ange! Je vous ai écrit cette fois deux pages entières et il est temps pour moi d'aller au travail. J'embrasse vos chers doigts mignons et je demeure, ma petite mère, votre très humble et très dévoué serviteur,

Makar DIÉVOUCHKINE.

P.-S. Surtout je vous en supplie: répondez-moi, mon bon ange, de façon aussi détaillée que possible. Je vous envoie, Varinka, avec cette lettre, une livre de bonbons. Mangez-les à votre bonne santé et ne vous faites pas de soucis pour moi, au nom du ciel, et ne soyez pas fâchée. Et maintenant au revoir, ma petite mère.

* * * * *

8 avril.

Cher Monsieur Makar Alexéievitch,

Savez-vous que nous allons peut-être finir par nous quereller? Je vous jure, mon bon Makar Alexéievitch qu'il m'est presque pénible d'accepter vos cadeaux. Je sais ce qu'ils vous coûtent, et combien vous êtes obligé de faire de sacrifices en vous privant vous-même des choses les plus indispensables. Je vous ai dit tant de fois déjà que je n'ai besoin de rien, absolument de rien, et que je ne suis pas en état de vous rendre la pareille pour les bienfaits que vous avez fait pleuvoir sur moi jusqu'ici. Que ferai-je de tous ces pots de fleurs? Passe pour les petites balsamines, mais le géranium? Il suffit qu'un mot m'échappe par inadvertance, comme ce fut le cas au sujet de cette fleur, et vous vous empressez déjà de l'acheter. Sûrement, elle a dû coûter cher? Mais quelle merveille que ces fleurs avec leur forme croisée et leur couleur ponceau! Où donc vous êtes-vous procuré ce ravissant géranium? Je l'ai posé au milieu de la fenêtre à l'endroit le plus en vue, et j'ai placé sur le plancher une banquette sur laquelle je disposerai d'autres fleurs encore: laissez-moi seulement le temps de devenir riche à mon tour. Fédora est au comble de la joie; on dirait vraiment que notre chambre est devenue un paradis – tout y est clair, propre. Mais aussi, pourquoi m'avoir envoyé des bonbons? Vrai, j'ai compris dès les premières lignes de votre lettre que quelque chose n'allait pas chez vous: vous parlez trop du printemps, des parfums et des oiseaux qui gazouillent. Il n'aurait plus manqué que des vers, ai-je remarqué en vous lisant. Voyons, Makar Alexéievitch! Des sentiments tendres, des rêves couleur de rose – rien n'y manque! Quant au rideau de ma fenêtre, je n'avais même pas songé à le tirer, et il a dû s'accrocher par hasard au moment où je déplaçais les pots de fleurs. Voilà pour vous apprendre!

Oh! Makar Alexéievitch! Quoi que vous me disiez, de quelque façon que vous établissiez les comptes de vos ressources pour essayer de me prouver faussement que vous les utilisez uniquement pour vous-même, vous ne parviendrez pas à me cacher la vérité. Il saute aux yeux que vous vous privez pour moi du nécessaire. Quelle idée avez-vous eue, par exemple, de vous installer dans un tel logement? On ne vous y laisse pas tranquille, on vous y dérange à tout instant. Et puis vous êtes à l'étroit, sans aucun confort. Vous aimez la solitude, et vous voici dans un vrai caravansérail. Or, vous pourriez vivre dans des conditions infiniment meilleures, à en juger par votre traitement. Fédora assure que vous étiez incomparablement mieux logé auparavant. Se pourrait-il vraiment que vous ayez passé toute votre vie ainsi, dans la solitude et les privations, sans joie, sans jamais entendre une parole amie ou affectueuse, toujours parmi les étrangers, en chambre meublée? Comme je vous plains, mon bon ami! Ménagez du moins votre santé, Makar Alexéievitch. Vous me dites que votre vue faiblit; vous devriez éviter, pour cette raison, d'écrire à la lumière des bougies. À quoi bon écrire d'ailleurs? Vos chefs doivent déjà vous connaître et apprécieront sans cela le zèle que vous apportez dans votre travail.

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