Il y avait là quelque chose de louche. Cette histoire de français devait cacher un mystère que le vieillard ne pouvait m’expliquer.
– Une seule question, Gavrilo: comment est-il de sa personne? Est-il bien pris? De belle prestance?
– Foma Fomitch? Mais non, petit père! C’est un petit malingre, chétif!
– Hum! Attends, Gavrilo. Tout cela peut s’arranger encore et je te promets que ça s’arrangera. Mais où est donc mon oncle?
– Il donne audience aux paysans derrière les écuries. Les anciens de Kapitonovka sont venus lui présenter une supplique à la nouvelle qu’il les donnait à Foma Fomitch. Ils viennent le prier de n’en rien faire.
– Pourquoi ça se passe-t-il derrière les écuries?
– Parce que Monsieur a peur!…
Et en effet, je trouvai mon oncle à l’endroit indiqué. Il était debout devant les paysans qui le saluaient et lui disaient quelque chose à quoi il répondait avec animation. M’approchant, je l’appelai; il se retourna et nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre.
Sa joie de me voir touchait au ravissement. Il m’embrassait, me pressait les mains, comme s’il eut revu son propre fils sauvé d’un danger mortel; comme si je l’eusse sauvé, lui aussi, par mon arrivée; comme si j’eusse apporté avec moi la solution de toutes les difficultés où il se débattait, et du bonheur, et de la joie pour toute sa vie, ainsi que pour celle de ceux qu’il aimait, car il n’eut jamais consenti à être heureux tout seul. Mais, après les premières effusions, il s’embrouilla et ne sut plus que dire. Il m’accablait de questions et voulait me conduire sans retard près des siens.
Nous avions déjà fait quelques pas quand il revint en arrière pour me présenter tout d’abord aux paysans de Kapitonovka. Soudain, sans motif apparent, il se mit à me parler d’un certain Korovkine rencontré en route trois jours plus tôt et dont il attendait la visite avec impatience. Puis il abandonna Korovkine pour sauter à un tout autre sujet. Je le regardais avec bonheur. En réponse à ses questions, je lui dis que je ne me proposais pas d’entrer dans l’administration, mais voulais poursuivre ma carrière scientifique.
Aussitôt, mon oncle crut devoir froncer les sourcils et se composer une physionomie très grave. Quand il sut que, dans les derniers temps, j’avais étudié la minéralogie, il releva la tête et jeta autour de lui un regard d’orgueil comme s’il eut découvert cette science à lui tout seul et en eut écrit un traité. J’ai déjà dit que ce mot de science le plongeait dans une adoration d’autant plus désintéressée que, pour son compte, il ne savait absolument rien.
– Ah! me dit-il un jour, il est de par le monde des gens qui savent tout! et ses yeux brillaient d’admiration. – On est là; on les écoute, tout en sachant qu’on ne sait rien, tout en ne comprenant rien à ce qu’ils disent et l’on s’en réjouit dans son cœur. Pourquoi? Parce que c’est la raison, l’utilité, le bonheur de tous. Cela, je le comprends. Déjà, je voyage en chemin de fer, moi; mais peut-être mon Ilucha volera-t-il dans les airs… Et enfin, le commerce, l’industrie… ces sources, pour ainsi dire… j’entends que tout cela est utile… C’est utile, n’est-ce pas?
Mais revenons à mon arrivée.
– Attends, mon ami, attends commença-t-il en se frottant les mains et en hâtant le pas. Je vais te présenter à un homme rare, à un savant qui sera célèbre dans ce siècle; c’est Foma lui-même qui me l’a expliqué… Tu vas faire sa connaissance.
– C’est de Foma Fomitch que vous voulez parler, mon cher oncle?
– Non, non, mon ami! C’est de Korovkine que je te parle. Foma aussi est un homme remarquable… Mais c’est de Korovkine que je parlais, fit mon oncle qui avait rougi aussitôt que la conversation était venue sur Foma.
– De quelles sciences s’occupe-t-il donc, mon oncle?
– Des sciences en général. Je ne saurais te dire de quelles sciences, mais il s’occupe des sciences! Il faut l’entendre parler sur les chemins de fer! Et tu sais, ajouta-t-il plus bas en clignant de l’œil droit, il a des idées un peu avancées. Je m’en suis aperçu à ce qu’il a dit du bonheur conjugal… Il est dommage que je n’y aie pas compris grand’chose (je n’avais pas le temps); sans ça, je t’aurais tout raconté avec force détails. Avec cela le meilleur fils du monde. Je l’ai invité à venir me voir et je l’attends d’un instant à l’autre.
Cependant, les paysans me regardaient, bouches bées et les yeux écarquillés, comme un phénomène.
– Écoutez, mon oncle, interrompis-je, il me semble que je trouble un peu ces paysans. Ils sont venus sans doute pour affaires. Que demandent-ils? J’avoue que je me doute de quelque chose et que je serais très heureux de les entendre.
Mon oncle devint aussitôt très affairé.
– Ah! oui, j’avais complètement oublié… Mais nous n’avons rien à faire ensemble. Ils se sont mis en tête (et je voudrais bien savoir qui a le premier lancé cette idée), ils se sont mis en tête que je les donne avec toute la Kapitonovka… (tu t’en souviens de la Kapitonovka? Nous allions nous y promener le soir avec la défunte Katia)… que je donne toute la Kapitonovka et soixante-dix âmes à Foma Fomitch. «Nous voulons rester avec toi, voilà tout!» me disent-ils.
– Ainsi, ce n’est donc pas vrai, mon oncle? Vous n’allez pas la lui donner? m’écriai-je avec joie.
– Jamais de la vie! Je n’en ai jamais eu l’idée! Qui t’en a donc parlé? Il sont partis sur un mot qui m’a échappé une fois par hasard. Qu’ont-il donc à tant détester Foma? Attends, Serge, je te le présenterai, ajouta-t-il en me regardant timidement, comme s’il eut déjà pressenti en moi un ennemi de Foma. Quel homme!…
– Nous n’en voulons pas; nous ne voulons personne que toi: gémirent en cœur les paysans. Vous êtes notre père et nous sommes vos enfants!
– Écoutez, mon oncle, répondis-je, je n’ai pas encore vu Foma, mais… voyez-vous… certains bruits me sont parvenus… Du reste, j’ai là-dessus mes idées personnelles. J’ai rencontré aujourd’hui M. Bakhtchéiev… En tout cas, renvoyez vos paysans et nous causerons ensuite seul à seul, sans témoins. J’avoue que je ne suis venu que pour cela…
– Précisément! précisément! fit mon oncle, saisissant l’occasion, précisément! Laissons partir les paysans et nous causerons amicalement, raisonnablement, en camarades. Eh bien, continua-t-il en se tournant vers les paysans, vous pouvez vous en aller, mes amis, et à l’avenir, venez toujours à moi quand il sera nécessaire; venez droit à moi, et à n’importe quelle heure.
– Notre petit père! vous êtes notre père et nous sommes vos enfants. Ne nous donne pas à Foma Fomitch! ce sont des malheureux qui t’en supplient! crièrent encore une fois les paysans.
– Quels imbéciles! Mais je ne vous donnerai pas, vous dis-je!
– Il nous ferait mourir avec ses livres! On dit que ceux d’ici sont absolument sur les dents.
– Est-ce qu’il vous enseigne aussi le français? m’écriai-je avec terreur.
– Non, pas encore, grâce à Dieu! répondit un des paysans, beau parleur, sans doute, un homme chauve et roux avec un longue barbiche qui se trémoussait tout le temps qu’il parlait. Non, Monsieur, grâce à Dieu!
– Que vous enseigne-t-il donc?
– Des bêtises, à notre sens.
– Comment, des bêtises?
– Sérioja! Tu te trompes; c’est une calomnie! s’écria mon oncle tout rouge et confus. Ce sont des imbéciles qui ne comprennent pas ce qu’il leur dit!… Et toi, qu’as-tu à crier de la sorte? – continua-t-il en s’adressant d’un ton de reproche au paysan qui avait porté la parole. – On te veut du bien et, sans rien comprendre, tu t’égosilles!
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