– Ne me demande pas cela, mon ami! Après! Après! Tout s’expliquera après. Je suis peut-être très coupable, mais je voulais agir en honnête homme et… et… tu l’épouseras! Tu l’épouseras, si tu as l’âme quelque peu noble! – ajouta-t-il en rougissant sous l’influence d’une violente émotion et en me serrant les mains. – Mais assez là-dessus! Pas un mot de plus! Tu en sauras bientôt trop par toi-même. Il ne dépend que de toi… Le principal est que tu réussisses à produire une bonne impression là-bas, à plaire!
– Voyons, mon oncle, qui avez-vous là-bas? Je vous avoue que j’ai si peu fréquenté le monde que…
– Que tu as un peu peur? acheva-t-il en souriant. Ne crains rien; il n’y a là que la famille. Et surtout, du courage! n’aie pas peur, car, sans cela, je tremblerais pour toi. Tu veux savoir qui est chez nous?… D’abord, ma mère. Te la rappelles-tu? Une bonne vieille, sans prétention, on peut le dire. Elle est un peu vieux jeu, mais ça vaut mieux. Par moments, elle a ses petites fantaisies, et vous en veut pour telle ou telle chose. Elle est fâchée contre moi pour l’instant, mais c’est de ma faute; je le sais. C’est une grande dame, une générale… Son mari était un homme charmant, un général, très instruit. Il ne lui a rien laissé, mais il était criblé de blessures; en un mot, il avait su se faire apprécier. Ensuite, nous avons Mlle Pérépélitzina. Celle-ci… je ne sais pas… depuis ces derniers temps, elle est un peu… comme ça!… Mais il ne faut pas mal juger les gens… Que Dieu soit avec elle! Elle est fille d’un lieutenant-colonel; c’est la confidente, l’amie de maman. Ensuite, ma sœur, Prascovia Ilinitchna. Il n’y a pas grand’chose à en dire sinon qu’elle est simple, bonne, et qu’elle a un cœur d’or. Regarde surtout au cœur! Elle est vieille fille; il me semble bien que ce bon Bakhtchéiev lui fait la cour et a des vues sur elle, mais motus! c’est un secret! Qu’y a-t-il encore? Je ne te parle pas de mes enfants: tu les verras. C’est demain la fête d’Ilucha… Ah! j’allais oublier: depuis un mois, nous avons Ivan Ivanovitch Mizintchikov, ton petit cousin. Il n’y a pas longtemps qu’il a quitté les hussards; il est encore jeune. Un noble cœur! Seulement, il est tellement ruiné, que je me demande comment il a pu s’y prendre! Il est vrai qu’il n’avait presque rien, mais il s’est ruiné tout de même et il a fait des dettes. Il est arrivé chez nous comme ça, de lui-même, et il y est resté. Je ne l’avais pas connu jusque là. C’est un garçon très gentil, bon, timide, respectueux. Je ne me rappelle plus le son de sa voix, il garde toujours le silence. Foma l’a surnommé «le taciturne inconnu», mais il ne se fâche pas et Foma est enchanté; il dit qu’Ivan Ivanovitch n’est pas intelligent. En tout cas, celui-ci ne le contredit en rien et il est toujours de son avis. C’est un timide… Que Dieu soit avec lui! Nous avons aussi des visiteurs de la ville: Pavel Sémionovitch Obnoskine et sa mère, un jeune homme de grand esprit, aux idées fermes, mûries (je m’exprime assez mal), avec cela d’une grande austérité. Enfin, tu verras aussi Tatiana Ivanovna, une parente éloignée que tu ne connais pas. Cette demoiselle, il faut l’avouer, n’est plus jeune, mais elle est assez riche pour acheter deux Stépantchikovo. Il n’y a pas longtemps qu’elle a hérité: jusque là, elle avait vécu dans la misère. Surveille-toi avec elle, Sérioja; elle est si délicate!… Elle a quelque chose de fantasque dans le caractère. Tu es généreux; tu comprendras. Elle a eu tant de malheurs! Il faut redoubler de précautions à l’égard d’une personne qui n’a pas été heureuse. Ne te forge pas d’idée sur son compte. Bien sûr qu’elle a ses faiblesses; elle parle sans réfléchir; elle se trompe sur la valeur des mots, mais ne crois pas qu’elle mente!… tout ça vient du cœur, de son cœur bon et franc. Et si, parfois, il lui arrive de mentir, c’est uniquement par un excès de grandeur d’âme; comprends-tu?
Mon oncle me parut très embarrassé. Je lui dis:
Écoutez, mon oncle, je vous aime tant que vous me pardonnerez ma question: êtes-vous ou non sur le point de vous marier?
Qui t’a parlé de cela? fit-il en rougissant comme un enfant. Eh bien, je vais tout te dire. Tout d’abord, je ne me marie pas. Tout le monde ici, ma mère beaucoup, ma sœur un peu et surtout Foma Fomitch, que ma mère adore (et elle a bien raison; il lui a rendu tant de services!) tout le monde voudrait me voir épouser Tatiana Ivanovna, par intérêt, pour le bien de toute la famille. Je comprends qu’on ne vise là-dedans que mon bien; cependant, je ne me marierai pas; je me le suis juré, mais je n’ai dit ni oui ni non. Je suis toujours comme ça. Alors, ils ont décidé que je consens et désirent que je profite de cette fête de demain pour faire ma déclaration… ça va faire un tas d’histoires qui me plongent à l’avance dans une perplexité effroyable, d’autant plus que Foma est fâché contre moi sans que je sache pourquoi. Ma mère aussi! J’avoue que je n’attendais que toi et Korovkine… pour m’épancher… si je puis dire…
À quoi peut vous servir ce Korovkine?
Il m’aidera, mon ami, il m’aidera; c’est un homme à ça, un homme de science! J’ai une entière confiance en lui; c’est un conquérant! Je comptais aussi sur toi; je me disais que tu parviendrais à les persuader. Pense seulement que, si je suis très coupable, je ne suis pas un pécheur endurci. Si l’on voulait me pardonner pour une fois, comme nous pourrions vivre heureux!… Elle a joliment grandi, ma Sachourka; elle serait déjà bonne à marier. Ilucha aussi a grandi. C’est demain sa fête… Mais j’ai peur pour Sachourka, voilà!
– Mon cher oncle, dites-moi où on a porté ma malle. Je vais changer de vêtements et je vous rejoins tout de suite après.
– En haut, mon ami, en haut. J’avais donné l’ordre qu’on te menât tout droit à ta chambre dès ton arrivée, afin que personne ne te vît. C’est ça; change de costume; c’est parfait! Pendant ce temps, je vais les préparer. Que Dieu soit avec toi!… Que veux-tu, mon cher, il faut ruser; on devient un Talleyrand sans le vouloir, mais qu’importe! Ils sont en ce moment à prendre le thé; chez nous, ça dure une bonne heure. Foma Fomitch aime à le prendre aussitôt son réveil; il paraît que c’est meilleur ainsi… Allons, j’y vais et toi, tâche de me rejoindre au plus vite; ne me laisse pas trop longtemps seul; je serais si gêné! Ah! attends, j’ai encore quelque chose à te demander: là-bas, ne me crie pas dessus comme tu l’as fait ici, hein? Si tu as quelque observation à me faire, patiente jusqu’à ce que nous soyons seuls; mais, d’ici là, garde ta langue, car j’ai fait de si beaux tours qu’ils sont tous furieux contre moi…
– Mon oncle, de tout ce que vous venez de me dire, je conclus…
– Que je n’ai pas de caractère? Va jusqu’au bout! interrompit-il. Qu’y faire? Je le sais bien! Alors, tu viens? et le plus vite possible, je t’en prie!
Monté chez moi, je me hâtai d’ouvrir ma malle pour me conformer à la pressante recommandation de mon oncle et, tout en m’habillant, je dus constater que je n’avais encore rien appris de ce que je voulais savoir, après une conversation d’une heure. Une seule chose me sembla claire, c’est qu’il désirait toujours me marier et que, par conséquent, tous les bruits tendant à ce qu’il fût amoureux de cette personne étaient faux. Je me souviens que j’étais dans une extrême inquiétude. Cette pensée me vint que, par ma venue, par mon silence après les paroles de mon oncle, j’avais consenti, je m’étais engagé tacitement pour toujours. «Ce n’est pas long, pensai-je, de donner une parole qui vous lie pour la vie! Et je n’ai pas seulement vu ma fiancée!»
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