– Est-il possible que vous ayez reçu tant d’argent, Ivan Petrovitch? observa Anna Andréievna. À vous regarder, ça me semble incroyable. Ah! Seigneur! À quoi est-ce qu’on dépense son argent à cette heure!
– Sais-tu, Vania? poursuivit le vieux, s’emballant de plus en plus; ce n’est pas un poste, c’est vrai, mais c’est tout de même une carrière. De grands personnages le liront. Tiens, tu disais que Gogol recevait chaque année une pension et qu’on l’avait envoyé à l’étranger. Et si on en faisait autant pour toi? Hein? C’est peut-être encore trop tôt? Il faut encore écrire quelque chose? Alors écris, frère, écris sans tarder! Ne t’endors pas sur tes lauriers. Il ne faut pas bayer aux corneilles.»
Et il dit ceci d’un air si convaincu, avec tant de bonté que je n’eus pas la force de l’arrêter et de refroidir son imagination.
«Ou bien tiens, par exemple, on te donnera une tabatière… Pourquoi pas? Il n’y a pas de règles pour la faveur. On voudra t’encourager. Et qui sait, peut-être que tu seras reçu à la Cour, ajouta-t-il à mi-voix avec un air important en clignant de l’œil gauche. Ou bien non? C’est peut-être encore trop tôt?
– À la Cour! dit Anna Andréievna, comme sur un ton de dépit.
– Encore un peu, et vous me ferez général», répondis-je en riant de bon cœur. Le vieux lui aussi se mit à rire. Il était extrêmement satisfait.
«Votre Excellence? Ne désirez-vous pas vous mettre à table?» cria l’espiègle Natacha, qui pendant ce temps nous avait préparé à souper.
Elle éclata de rire, courut vers son père et le serra étroitement dans ses bras brûlants.
«Mon cher, cher petit papa!»
Le vieux s’attendrit.
«Allons, c’est bon, c’est bon. Tu sais, je dis cela comme ça, sans réfléchir. Général ou non, allons souper. Ah! quelle sensitive! ajouta-t-il en tapotant la joue empourprée de Natacha, comme il aimait à le faire à la première occasion. Vois-tu, Vania, j’ai dit cela parce que je t’aime. Bien que tu ne sois pas général (et il s’en faut!) tu es tout de même un illustre personnage, un auteur!
– Aujourd’hui, papa, on dit un écrivain.
– On ne dit pas auteur? Je ne savais pas. C’est bon, admettons, écrivain, mais voici ce que je voulais dire; bien sûr on ne te nommera pas chambellan parce que tu as écrit un roman, il ne faut même pas y penser, mais tu peux faire ton chemin: par exemple, devenir attaché quelque part. On peut t’envoyer à l’étranger, en Italie, pour rétablir ta santé, ou ailleurs pour achever tes études, qui sait; on te donnera des secours en argent. Bien entendu, il faut que de ton côté tu agisses noblement; que ce soit pour ton travail, pour un vrai travail que tu acceptes l’argent et les honneurs, et non n’importe comment, par protection…
– Mais ne fais pas trop le fier alors, Ivan Petrovitch, ajouta en riant Anna Andréievna.
– Et surtout qu’on lui donne au plus vite une décoration, mon petit papa, sinon, attaché, qu’est-ce que c’est que ça?»
Et elle me pinça à nouveau le bras.
«Elle est toujours en train de se moquer de moi, s’écria le vieux, en regardant avec orgueil Natacha dont les joues étaient enflammées et dont les petits yeux brillaient gaiement, comme des étoiles. Je me suis peut-être aventuré trop loin, mes enfants; j’ai toujours été ainsi…, seulement, sais-tu, Vania, quand je te regarde: tu es tout simple…
– Ah! mon Dieu! Mais comment faudrait-il qu’il soit, papa!
– Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais tout de même, Vania. Ton visage…, ce n’est pas du tout un visage de poète… Tu sais, on raconte que les poètes sont pâles, avec de longs cheveux, et quelque chose dans les yeux…, un Gœthe, ou quelqu’un d’autre dans ce genre…, j’ai lu cela dans Abbaddon… Eh bien quoi? J’ai encore dit une sottise? Voyez-moi cette gamine qui s’esclaffe à mes dépens! Moi, mes amis, je ne suis pas instruit, mais je peux sentir. C’est bon, ne parlons plus du visage, ce n’est pas encore un grand malheur; pour moi, le tien aussi est bien, et il me plaît beaucoup… Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…, seulement sois honnête, Vania, sois honnête, c’est le principal; vis honnêtement, et n’aie pas trop bonne opinion de toi! La route est large devant toi. Fais loyalement ton travail; voici ce que je voulais dire, c’est cela précisément que je voulais dire!»
Quelle époque merveilleuse! Toutes mes heures libres, toutes mes soirées, je les passais chez eux. J’apportais au vieux les nouvelles du monde littéraire, des littérateurs auxquels brusquement, on ne sait pourquoi, il avait commencé à s’intéresser passionnément; il s’était même mis à lire les articles de critique de B… dont je lui avais beaucoup parlé et qu’il comprenait à peine mais qu’il louait avec enthousiasme et il se plaignait amèrement de ses ennemis qui écrivaient dans le «Bourdon du Nord». La vieille nous surveillait avec vigilance, Natacha et moi; mais elle n’avait pu nous surprendre! Un mot avait déjà été prononcé entre nous, et j’avais entendu Natacha, baissant la tête et ouvrant à demi ses lèvres, me dire, presque tout bas: oui. Mais les vieux eux aussi l’avaient su; ils avaient deviné, avaient réfléchi; Anna Andréievna avait longtemps hoché la tête. Cela lui paraissait étrange, effrayant. Elle n’avait pas foi en moi.
«Maintenant, c’est très bien, Ivan Petrovitch, vous avez du succès, disait-elle, et si brusquement vous n’en avez plus, ou qu’il arrive autre chose; que se passera-t-il alors? Si au moins vous preniez du service quelque part!
– Voici ce que je vais te dire, Vania, décida le vieux, après avoir longuement réfléchi: j’ai vu, j’ai remarqué, et même, je l’avoue, je me suis réjoui que toi et Natacha…, et il n’y aurait pas de mal à cela! Vois-tu, Vania: vous êtes encore très jeunes tous les deux et mon Anna Andréievna a raison. Attendons. Tu as du talent, je l’admets, un talent remarquable même…, ce n’est pas du génie, comme on l’a clamé tout d’abord, mais du talent, tout simplement (hier encore je lisais cette critique sur toi dans le «Bourdon», on t’y traite bien mal, mais aussi qu’est-ce que c’est que ce journal-là!). Oui! ainsi, tu vois: ça ne veut pas encore dire qu’on a de l’argent au mont-de-piété, le talent; et vous êtes pauvres tous les deux. Attendons comme ça un an et demi ou au moins un an: si ça va bien, si tu t’affermis sur ton chemin, Natacha est à toi; si tu ne réussis pas, juge toi-même!… Tu es un homme honnête; réfléchis!…»
Ils en restèrent là. Et un an après, voici ce qui arriva:
Oui, c’était presque exactement un an après! Par une claire journée de septembre, sur le soir, j’entrai chez mes vieux, malade, l’âme défaillante, et je tombai presque évanoui sur une chaise, si bien qu’ils prirent peur en me regardant. Mais si ma tête s’était mise à tourner alors, si mon cœur était navré au point que dix fois je m’étais approché de leur porte et dix fois m’en étais retourné sans entrer, ce n’était pas parce que je n’avais pas réussi dans ma carrière ni parce que je n’avais encore ni gloire, ni argent; ce n’était pas parce que je n’étais pas encore «attaché» et parce qu’on était bien loin de m’envoyer en Italie pour y rétablir ma santé; mais parce qu’on pouvait vivre dix années en une, et que durant cette année ma Natacha elle aussi avait vécu dix ans. Un infini se trouvait entre nous… Et voilà, je me souviens: j’étais assis devant le vieux, je me taisais et j’achevais de pétrir d’une main distraite les bords de mon chapeau déjà tout déformés; j’étais assis et j’attendais, je ne sais pourquoi, que Natacha entrât. Mon costume était minable et m’allait mal; j’avais maigri de visage et de corps, j’étais devenu jaune et pourtant j’étais loin de ressembler à un poète, et dans mes yeux ne se reflétait nullement cette grandeur dont s’était tant inquiété jadis le bon Nikolaï Serguéitch. La vieille me regardait avec une compassion non feinte et trop hâtive, et pensait à part soi: «Et dire que celui-ci a failli être le fiancé de Natacha. Dieu nous protège et nous ait en sa garde!»
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