«Que puis-je te répondre, Vania? Tu vois: il m’a ordonné de venir, et je suis là, je l’attends, dit-elle avec le même sourire amer.
– Mais écoute-moi, écoute-moi au moins, recommençai-je à la supplier, me raccrochant à une paille; on peut encore arranger tout cela, on peut encore s’en tirer d’une autre manière, d’une manière tout à fait différente! Tu n’as qu’à ne plus sortir de chez toi. Je te dirai ce qu’il faut faire, ma petite Natacha. Je me charge d’arranger tout, les rendez-vous, et tout… Seulement ne sors plus de chez toi! Je vous apporterai vos lettres: pourquoi pas? Cela vaut mieux que ce qui se passe maintenant. Je saurai le faire; je vous rendrai service à tous les deux; vous verrez… Et tu ne te perdras pas comme maintenant, ma petite Natacha… Car tu te perds complètement, complètement! Consens, Natacha: tout se passera bien, heureusement, et vous vous aimerez autant que vous voudrez… Et quand vos pères cesseront de se quereller (car ils cesseront sûrement de se quereller), alors…
– Arrête, Vania, tais-toi, m’interrompit-elle, en me serrant fortement la main et en souriant à travers ses larmes. Bon, excellent Vania! Tu es un homme bon et honnête! Et pas un mot de toi! Pourtant, c’est moi qui t’ai abandonné la première, et tu m’as tout pardonné, tu ne penses plus qu’à mon bonheur! Tu veux nous faire passer nos lettres…»
Elle fondit en larmes.
«Je sais combien tu m’as aimée, Vania, combien tu m’aimes encore, et tu ne m’as adressé pendant tout ce temps ni un reproche, ni une parole amère! Et moi, moi!… Mon Dieu, comme je suis coupable envers toi!… Tu te souviens, Vania, tu te souviens du temps que nous avons passé ensemble? Oh! il aurait mieux valu que je ne le connaisse pas, que je ne le rencontre jamais!… J’aurais dû vivre avec toi, Vania, avec toi, mon cher, cher ami!… Non, je ne te vaux pas! Tu vois comme je suis: dans une minute pareille, je te parle à toi-même de notre bonheur passé, et tu souffres déjà sans cela! Voici trois semaines que tu n’es pas venu: je peux te jurer, Vania, que pas une fois il ne m’est venu à l’esprit que tu m’avais maudite, que tu me haïssais. Je savais pourquoi tu étais parti: tu ne voulais pas nous gêner, être pour nous un reproche vivant. Qu’il devait t’être pénible de nous voir! Comme je t’ai attendu, Vania, comme je t’ai attendu! Écoute, Vania, si j’aime Aliocha comme une folle, comme une insensée, toi, je t’aime peut-être encore plus comme ami. Je sens même, je sais que je ne peux vivre sans toi; tu m’es nécessaire, j’ai besoin de ton âme, de ton cœur d’or… Hélas! Vania. Quel temps amer et douloureux vient pour nous!»
Elle était tout en larmes. Oui, elle était malheureuse!
«Ah! comme j’avais envie de te voir, poursuivit-elle après avoir refoulé ses larmes. Comme tu as maigri, comme tu as l’air malade, comme tu es pâle! Tu as vraiment été souffrant, Vania? Et moi qui ne m’en inquiétais pas! Je parle tout le temps de moi; eh bien, et les journalistes? Et ton nouveau roman, est-ce qu’il avance?
– Est-ce qu’il est question de romans, de moi, Natacha! Et qu’importent mes affaires! Elles ne vont ni bien ni mal, qu’elles aillent au diable! Dis-moi, Natacha: c’est lui-même qui a exigé que tu viennes à lui?
– Non, ce n’est pas lui tout seul, mais plutôt moi. C’est vrai qu’il l’a dit, mais moi aussi… Tiens, mon ami, je vais tout te raconter: on recherche pour lui une jeune fille riche et d’un très bon rang, apparentée à des gens illustres. Son père veut absolument qu’il l’épouse, et comme tu le sais il est terriblement intrigant; il a fait marcher tous les rouages; en dix ans, on ne trouverait pas une occasion pareille. Les relations, l’argent… Et elle est très belle, à ce qu’on dit; elle a de l’instruction, du cœur, elle est bien à tous les points de vue: Aliocha lui aussi est sous son charme. Et de plus son père veut s’en débarrasser le plus vite possible, pour se marier lui-même, c’est pour cela qu’il s’est promis de rompre nos relations coûte que coûte. Il a peur de moi et de mon influence sur Aliocha…
– Mais le prince connaît-il votre amour? l’interrompis-je avec étonnement. Il le soupçonnait seulement, je suppose, et encore ce n’est pas sûr.
– Il sait, il sait tout.
– Qui le lui a dit?
– C’est Aliocha qui lui a tout raconté dernièrement. Il m’a dit lui-même qu’il avait tout raconté à son père.
– Seigneur! Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire! Il a tout raconté lui-même, à un pareil moment!
– Ne l’accuse pas, Vania, interrompit Natacha, ne te moque pas de lui! Il ne faut pas le juger comme tous les autres. Sois juste. Il n’est pas comme toi et moi. C’est un enfant: on ne l’a pas élevé comme il fallait. Est-ce qu’il comprend ce qu’il fait? La première impression, la première influence étrangère peuvent l’arracher à tout ce à quoi il s’était donné la minute d’avant sous la foi du serment. Il n’a pas de caractère. Il te prêtera serment et le même jour, tout aussi sincèrement, il se livrera à un autre; et encore il viendra le premier te le raconter. Il est capable de commettre une mauvaise action; et il ne faudra pas l’accuser pour cette mauvaise action, mais seulement le plaindre. Il est capable aussi d’abnégation et de quelle abnégation! Mais seulement jusqu’à la première impression; et il oubliera tout à nouveau. IL M’OUBLIERA TOUT AUSSI BIEN, SI JE NE SUIS PAS CONSTAMMENT AUPRÈS DE LUI. Voilà comme il est!
– Ah! Natacha, mais peut-être que ce ne sont que des mensonges, des bruits qui courent. Et peut-il se marier, c’est un gamin!
– Je te dis que son père a des vues précises.
– Comment alors sais-tu que sa fiancée est si belle et qu’il est attiré par elle?
– Mais, parce qu’il me l’a dit lui-même.
– Comment! Il t’a dit lui-même qu’il pouvait en aimer une autre, et il exige de toi maintenant un pareil sacrifice?
– Non, Vania, non! Tu ne le connais pas, tu l’as trop peu vu; il faut le connaître plus intimement avant de le juger. Il n’y a pas au monde de cœur plus droit et plus pur que le sien! Quoi? Est-ce que ce serait mieux s’il mentait? Et pour ce qui est de se laisser entraîner, il suffirait que je reste une semaine sans le voir et il m’oublierait et en aimerait une autre, mais dès qu’il me reverrait, il serait de nouveau à mes pieds. Non! il est encore heureux que je sache qu’il ne me cache pas cela; sinon, je serais dévorée de soupçons. Oui, Vania! J’en ai pris mon parti: SI JE NE SUIS PAS TOUJOURS AUPRÈS DE LUI, CONSTAMMENT, À CHAQUE INSTANT, IL CESSERA DE M’AIMER, M’OUBLIERA ET ME QUITTERA. Il est ainsi fait; n’importe quelle autre peut l’entraîner. Et que ferai-je alors? Je mourrai… qu’est ce que mourir? Je serais contente de mourir maintenant! Tandis qu’il m’est insupportable de vivre sans lui! C’est pire que la mort, pire que toutes les tortures! Oh! Vania, Vania. Ce n’est pourtant pas rien d’avoir abandonné pour lui mon père et ma mère! Ne me fais pas la morale; tout est décidé! Il doit être près de moi à toute heure, à tout instant: je ne veux pas revenir en arrière. Je sais que je me perds et que j’en perds d’autres avec moi… Ah! Vania, s’écria-t-elle soudain et elle se mit à trembler toute: et si réellement il ne m’aime pas! Et si tu as dit la vérité tout à l’heure (je n’avais jamais dit cela), s’il me trompe et a seulement l’air aussi droit et aussi sincère, s’il est au fond méchant et vaniteux? En ce moment, je le défends devant toi, et peut-être qu’à cette minute il rit au fond de lui-même avec une autre et moi, moi, abjecte créature qui ai tout quitté et qui vais dans les rues à sa recherche…, oh! Vania.»
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