Ce départ imprévu désola les parents et exaspéra les jeunes filles.
– Au moins, acceptez encore une tasse de thé, supplia madame Zakhlébinine.
– Mais enfin, qu'as-tu donc à être si agité? demanda le vieillard d'un ton sévère et mécontent à Pavel Pavlovitch, qui souriait et se taisait.
– Pavel Pavlovitch, pourquoi emmenez-vous Alexis Ivanovitch? gémirent les jeunes filles, en le regardant d'un œil furieux.
Nadia lui jeta un regard si dur qu'il fit une grimace; mais il ne céda pas.
– C'est qu'en effet Pavel Pavlovitch m'a rendu le service de me rappeler une affaire extrêmement importante, que j'allais oublier, dit Veltchaninov en souriant.
Il serra la main au père, s'inclina devant les jeunes filles, et plus particulièrement devant Katia, ce qui fut encore remarqué.
– Merci d'être venu nous voir; nous en serons toujours enchantés, tous, dit avec insistance le vieux Zakhlébinine.
– Oh! oui, nous sommes si enchantés…, reprit la mère, chaleureusement.
– Vous reviendrez, Alexis Ivanovitch, vous reviendrez! criaient les jeunes filles du haut du perron, tandis qu'il montait en voiture avec Pavel Pavlovitch.
Et une petite voix ajoutait, plus bas que les autres:
– Oh oui! revenez! cher, cher Alexis Ivanovitch!
– Cela, c'est la petite rousse, songea Veltchaninov.
XIII DE QUEL COTÉ PENCHE LA BALANCE
Il songeait encore à la petite rousse, et pourtant le regret et le mécontentement de lui-même lui brûlaient le cœur depuis longtemps. Au cours de cette journée, qui, en apparence, avait été si gaie, la tristesse ne l'avait pas quitté. Avant qu'il se mît à chanter, il ne savait plus comment s'en affranchir; peut-être est-ce pour cette raison qu'il avait chanté avec un tel élan.
«Et j'ai pu, moi, m'abaisser à ce point… tout oublier!» songea-t-il.
Mais aussitôt il coupa court à ses remords. Il lui semblait humiliant de gémir sur lui-même; il eût cent fois mieux aimé faire passer tout de suite sa colère sur un autre.
– L'imbécile! grommela-t-il avec colère, en jetant un coup d'œil en dessous vers Pavel Pavlovitch assis sans mot dire à ses côtés, dans la voiture.
Pavel Pavlovitch restait obstinément silencieux: il semblait se ramasser sur lui-même et se préparer. De temps à autre, d'un geste impatient, il ôtait son chapeau, et s'essuyait le front de son mouchoir.
– Il est en nage! grogna Veltchaninov.
Une seule fois, Pavel Pavlovitch ouvrit la bouche pour demander au cocher si l'orage éclaterait ou non.
– Bien sûr! et pour de bon! On a cuit toute la journée.
En effet le ciel s'obscurcissait, rayé parfois d'éclairs encore lointains. Il était dix heures et demie quand ils entrèrent en ville.
– Je vous accompagne chez vous, dit Pavel Pavlovitch en se tournant vers Veltchaninov, quand ils furent arrivés assez près de sa maison.
– Je le vois bien; seulement je vous préviens que je me sens très sérieusement indisposé.
– Oh! je ne m'arrêterai pas longtemps.
Lorsqu'ils passèrent devant la loge, Pavel Pavlovitch s'écarta un moment pour aller parler à Mavra.
– Qu'êtes-vous allé dire? lui demanda sévèrement Veltchaninov, quand il l'eut rejoint, et qu'ils entrèrent dans sa chambre.
– Oh! rien… Le cocher…
– Vous savez, vous n'aurez pas à boire!
L'autre ne répondit pas. Veltchaninov alluma une bougie. Pavel Pavlovitch s'installa dans le fauteuil. Veltchaninov se planta devant lui, les sourcils froncés.
– Je vous ai promis de vous dire, moi aussi, mon dernier mot, dit-il avec une agitation intérieure qu'il parvenait encore à maîtriser. Eh bien! le voilà, ce mot: j'estime que tout est définitivement réglé entre nous à tel point que nous n'avons plus rien à nous dire… Vous entendez, plus rien; et par conséquent, le mieux est que vous vous en alliez tout de suite, et que je ferme ma porte sur vous.
– Réglons nos comptes, Alexis Ivanovitch! dit Pavel Pavlovitch, en le regardant au fond des yeux d'une manière extrêmement douce.
– Comment: «Réglons nos comptes»? répondit Veltchaninov prodigieusement surpris. Quelle expression étrange!… Et quels comptes?… Ah! c'est donc cela votre «dernier mot», la révélation que vous me promettiez tout à l'heure!
– C'est cela même.
– Nous n'avons plus de comptes à régler, il y a longtemps que tout est réglé! répliqua Veltchaninov d'un air hautain.
– Vraiment! vous croyez? reprit Pavel Pavlovitch sur un ton pénétré.
Et en même temps il faisait le geste bizarre de joindre les mains et de les porter à sa poitrine.
Veltchaninov se tut, et marcha de long en large par la chambre. Le souvenir de Lisa lui emplit le cœur: ce fut comme un appel plaintif.
– Allons, voyons, quels sont ces comptes que vous voulez régler? fit-il après un long silence, en s'arrêtant devant lui, les sourcils froncés.
Pavel Pavlovitch n'avait cessé de le suivre de l'œil, les mains jointes contre sa poitrine.
– N'allez plus là-bas! dit-il d'une voix presque basse, suppliante; et il se leva brusquement de sa chaise.
– Comment? ce n'est que cela? s'écria Veltchaninov avec un sourire mauvais; tout de même, vous me faites marcher de surprise en surprise, aujourd'hui! continua-t-il d'une voix mordante; puis, brusquement, il changea d'attitude. – Écoutez-moi, dit-il avec une expression de tristesse et de sincérité profonde, j'estime que jamais, en aucun cas, je ne me suis ravalé comme je l'ai fait aujourd'hui, d'abord en consentant à vous accompagner, et puis en me comportant là-bas comme je l'ai fait… Tout cela a été si mesquin, si pitoyable… Je me suis sali, avili, en me laissant aller… en m'oubliant… Et puis quoi! – Il se ressaisit tout à coup. – Écoutez: vous m'avez pris aujourd'hui au dépourvu; j'étais surexcité, malade… Je n'ai vraiment pas à me justifier! Je ne retournerai plus là-bas, et, je vous assure, je n'ai rien qui m'y attire, conclut-il résolument.
– Vrai? bien vrai? cria Pavel Pavlovitch, transporté de joie.
Veltchaninov le regarda avec mépris et se mit à marcher par la chambre.
– Allons, vous paraissez bien résolu à faire votre bonheur à tout prix! ne put-il s'empêcher de dire à la fin.
– Oh! oui, dit Pavel Pavlovitch, doucement, avec un élan naïf.
«C'est un grotesque, songea Veltchaninov, et il n'est guère méchant qu'à force de bêtise; mais ce n'est pas mon affaire, et, de toute façon, je ne puis pas ne pas le haïr… et pourtant il ne le mérite même pas!»
– Voyez-vous, moi, je suis un «éternel mari»! fit Pavel Pavlovitch, avec un sourire soumis et résigné. Il y a longtemps que je connaissais votre expression, Alexis Ivanovitch; cela remonte à l'époque où nous avons vécu ensemble à T… J'ai retenu beaucoup de ces mots dont vous aimiez à vous servir au cours de cette année-là. L'autre fois, quand vous avez parlé ici d'«éternel mari», j'ai très bien compris.
Mavra entra, portant une bouteille de champagne et deux verres.
– Pardonnez-moi, Alexis Ivanovitch! vous savez que je ne puis m'en passer. Ne vous fâchez pas si je me suis permis… Voyez-vous, je suis très au-dessous de vous, très indigne de vous.
– C'est bon! fit Veltchaninov avec dégoût; mais je vous assure que je me sens très souffrant.
– Oh! ce ne sera pas long… l'affaire d'une minute! répondit l'autre avec empressement, rien qu'un verre, un tout petit verre, parce que j'ai la gorge…
Il vida son verre d'un trait, gloutonnement, et se rassit; et il considéra Veltchaninov avec une sorte de tendresse. Mavra sortit.
– Quel dégoût! murmura Veltchaninov.
– Voyez-vous, c'est la faute de ses amies, reprit tout à coup avec feu Pavel Pavlovitch, tout à fait regaillardi.
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