– Je savais bien que vous n'êtes pas son ami, et qu'il a menti! – interrompit-elle avec volubilité. – Je ne serai jamais sa femme, entendez-vous! Jamais! Je ne comprends même pas comment il a osé… Mais n'est-ce pas, il faut que vous lui rendiez cet odieux bracelet! Sinon, que voulez-vous que je fasse?… Je veux absolument qu'il lui soit rendu aujourd'hui même. Et puis, s'il vient me dénoncer à papa, il verra ce qui lui arrivera!
À ce moment, surgit tout à coup d'un buisson le jeune homme aux cheveux en broussailles, aux lunettes bleues.
– Il faut que vous rendiez le bracelet, cria-t-il à Veltchaninov avec une sorte de rage, quand ce ne serait qu'au nom du droit de la femme… à supposer que vous soyez à la hauteur de la question!
Il n'eut pas le temps d'achever. Nadia le saisit violemment par le bras et le repoussa loin de Veltchaninov.
– Mon Dieu! que vous êtes bête, Predposylov! cria-t-elle. Allez-vous-en! allez-vous-en, et ne vous permettez plus d'écouter ce qu'on dit. Je vous avais donné l'ordre de rester à distance!…
Et elle frappa du pied. L'autre était déjà rentré dans son buisson qu'elle continuait encore à marcher de long en large, hors d'elle, les yeux étincelants, les poings crispés.
– Vous ne vous figurez pas à quel point ils sont bêtes! dit-elle en s'arrêtant net devant Veltchaninov. Vous, vous trouvez cela ridicule, mais vous ne vous doutez pas de ce que c'est pour moi!
– Alors ce n'est pas lui ? fit Veltchaninov en souriant.
– Évidemment non; comment avez-vous pu même y songer? dit Nadia, en souriant, et toute rougissante. Ce n'est que son ami. Mais comme il choisit ses amis! Je n'y comprends rien: ils disent tous que celui-ci est «un homme d'avenir»; moi, je n'y comprends rien du tout…
Alexis Ivanovitch, vous êtes le seul homme à qui je puisse m'adresser; voyons votre dernier mot: le lui rendrez-vous, oui ou non?
– Eh bien! oui, je le lui rendrai; donnez-le-moi.
– Ah! vous êtes gentil, vous êtes bon! s'écria-t-elle, rayonnante de joie, en lui tendant l'écrin. Je chanterai pour vous toute la soirée: car, vous savez, je chante très bien, et je vous ai menti quand j'ai dit que je n'aimais pas la musique. Ah! si vous reveniez une autre fois, comme je serais contente! Je vous raconterais tout, tout, tout, et je vous dirais encore beaucoup de choses, car vous êtes si bon, si bon!… bon comme… comme Katia!
En effet, lorsqu'on fut rentré pour le thé, elle lui chanta deux romances, d'une voix encore peu formée, mais agréable et déjà forte. Pavel Pavlovitch était assis avec les parents auprès de la table à thé, sur laquelle on avait disposé un service de vieux sèvres, et où bouillait déjà un immense samovar. Il les entretenait, sans doute, de choses extrêmement sérieuses, puisqu'il devait partir le surlendemain pour neuf mois. Il ne fit aucune attention aux jeunes gens qui rentraient du jardin; il n'eut même pas un regard pour Veltchaninov: évidemment il s'était calmé, et il ne songeait pas à se plaindre de sa mésaventure.
Mais lorsque Nadia se mit à chanter, il approcha aussitôt. Chaque fois qu'il lui adressa la parole, elle affecta de ne pas lui répondre; mais il n'en fut pas troublé. Il resta debout derrière elle, appuyé au dossier de la chaise, et toute son attitude disait que cette place était à lui, et qu'il ne la céderait à personne.
– C'est au tour d'Alexis Ivanovitch de chanter, maman; Alexis Ivanovitch va chanter! s'écrièrent en chœur les jeunes filles, en se pressant autour du piano, tandis que Veltchaninov y prenait place, très sûr de lui, pour s'accompagner lui-même.
Les parents, et Katerina Fédoséievna, qui était assise auprès d'eux et servait le thé, s'approchèrent.
Veltchaninov choisit une romance de Glinka, aujourd'hui presque oubliée:
Quand à l'heure joyeuse tu ouvriras tes lèvres
Et que tu me parleras, plus tendre qu'une colombe…
Il chantait, tourné vers Nadia, qui se tenait debout près de lui. Il n'avait plus depuis longtemps qu'un reste de voix, mais ce reste suffisait à prouver qu'il avait dû fort bien chanter. Il avait entendu cette romance, vingt ans auparavant, quand il était encore étudiant, de la bouche de Glinka lui-même, à un souper artistique et littéraire donné par un ami du compositeur. Glinka, ce soir-là, chanta et joua celles de ses œuvres qu'il préférait. Il n'avait plus guère de voix, mais Veltchaninov se rappelait l'effet extraordinaire qu'avait produit en particulier cette romance. Un chanteur de profession ne serait jamais parvenu à faire une impression aussi puissante. Dans cette romance, la passion grandit et s'élève avec chaque vers, avec chaque mot; la gradation y est si forte, et si liée que la moindre fausse note, la moindre défaillance, qui passe inaperçue à l'opéra, ôte au morceau toute sa valeur et toute sa portée. Pour chanter cette petite chose toute simple, mais si extraordinaire, il fallait absolument de la sincérité, un élan d'inspiration, une passion véritable, ou parfaitement simulée. Autrement, ce n'était plus qu'une petite romance quelconque, laide, et même inconvenante: il n'est pas possible de traduire avec une aussi grande force la tension extrême de la passion sans provoquer le dégoût, à moins que la sincérité et la simplicité de cœur ne sauvent tout.
Veltchaninov se rappelait le succès que lui avait valu cette romance. Il s'était approprié autant que possible la manière de Glinka; et maintenant encore, dès la première note, dès le premier vers, une inspiration véritable emplit son âme et passa dans sa voix. À chaque mot, le sentiment croissait en force et en audace; vers la fin, il fit entendre de vrais cris de passion; regardant Nadia de ses yeux enflammés, il chantait les derniers vers de la romance:
Maintenant, je regarde avec plus d'audace dans tes yeux. J'approche mes lèvres, et, sans force pour entendre,
Je veux t'embrasser, t'embrasser, t'embrasser!
Je veux t'embrasser, t'embrasser, t'embrasser!
Nadia trembla de peur, et recula; une rougeur couvrit ses joues, et il y eut comme un éclair qui passa de Veltchaninov à son visage tout bouleversé de confusion et presque de honte. Les autres auditeurs furent à la fois ravis et déconcertés: chacun semblait dire qu'il était vraiment déplacé de chanter de la sorte, et en même temps tous ces jeunes visages et tous ces petits yeux brillaient et étincelaient. La figure de Katerina Fédoséievna était si rayonnante que Veltchaninov la trouva presque jolie.
– Voilà une belle romance! murmura le vieux Zakhlébinine avec un peu d'embarras. Mais… n'est-ce pas trop violent? C'est beau, mais violent…
– C'est violent…, voulut dire à son tour sa femme.
Mais Pavel Pavlovitch ne lui laissa pas le temps d'achever, il bondit en avant, comme un fou, prit Nadia par le bras et la repoussa loin de Veltchaninov, se campa devant celui-ci, le regarda d'un œil éperdu, les lèvres tremblantes.
– Une petite minute, je vous prie, put-il dire enfin.
Veltchaninov comprit aussitôt que, s'il tardait le moins du monde, ce personnage en viendrait à des démarches dix fois plus absurdes; il le saisit par le bras, et, sans prendre garde à la surprise de tous, il l'emmena sur la terrasse, descendit avec lui au jardin, où déjà il faisait presque nuit.
– Comprenez-vous qu'il faut à l'instant même partir avec moi? dit Pavel Pavlovitch.
– Mais je ne comprends pas du tout…
– Rappelez-vous, poursuivit Pavel Pavlovitch, avec rage, rappelez-vous que vous m'avez pressé de vous dire tout, oui, tout, sincèrement, jusqu'au bout! Vous vous rappelez? Eh bien, le moment est venu… Allons!
Veltchaninov réfléchit, regarda encore une fois Pavel Pavlovitch, et consentit à partir.
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