Fédor Dostoïevski - L’Éternel Mari

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Dans ce «vaudeville à la russe», Dostoïevski retrouve l'inspiration comique du Double et du Crocodile. De nouveau l'enfermement, les déambulations, la solitude et de nouveau la jalousie, le baiser entre ennemis, et le désir mimétique. Le mot «éternel» du titre suggère la répétition infinie du triangle infernal mari cocu-femme-amant, chacun tenant l'autre par la barbichette. Le triangle infernal est une excellent moteur littéraire, même et surtout s'il tourne au cercle vicieux. Curieusement, il y a aussi dans L'Éternel mari une sorte d'innocence, d'inconséquence, de légèreté. D'ailleurs le triangle infernal n'est rompu que par la fuite et le rire. Pas de rédemption dans le Christ, ici.

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Puis ce fut le tour du jeune homme aux cheveux en broussailles et aux lunettes bleues. On l'envoya encore plus loin, près d'un pavillon où il resta le nez collé au mur. Le jeune homme s'acquittait de son office avec un air de mépris hautain; on eût dit qu'il se sentait un peu humilié. Lorsqu'on l'eut rappelé, il ne devina rien, se fit répéter deux fois, réfléchit longuement, d'un air sombre, et ne trouva pas davantage. Le proverbe à deviner était: «La prière faite à Dieu, le service rendu au tsar ne sont jamais perdus.»

– Quel proverbe stupide! murmura le jeune homme dépité et mécontent, en retournant à sa place.

– Ah! que c'est donc ennuyeux! firent des voix.

Ce fut le tour de Veltchaninov; on l'emmena plus loin encore que les précédents; il ne devina rien non plus.

– Ah! que c'est donc ennuyeux! firent des voix, plus nombreuses.

– Eh bien! à présent, c'est mon tour, dit Nadia.

– Non, non, c'est le tour de Pavel Pavlovitch! crièrent toutes les voix, très vivement.

On l'emmena jusqu'au bout du jardin, on le planta dans un coin le nez contre le mur, et, pour qu'il ne pût pas se retourner on mit auprès de lui en sentinelle la petite rousse. Pavel Pavlovitch, ayant retrouvé un peu d'entrain, voulut s'acquitter avec une parfaite conscience de son devoir, et il resta là, droit comme une borne, les yeux au mur. La petite rousse le surveillait à vingt pas de distance, et faisant des signes aux jeunes filles, dans un état d'agitation extrême; il était clair qu'elles attendaient quelque chose avec impatience. Brusquement, la petite rousse fit un signal de ses bras. En un clin d'œil toutes partirent, à toutes jambes.

– Courez donc, mais courez donc! dirent à Veltchaninov dix voix inquiètes de le voir rester en place.

– Qu'y a-t-il donc? Qu'est-ce qui se passe? demanda-t-il, en se mettant à courir derrière elles.

– Pas si haut! ne criez pas! Il faut le laisser debout là-bas, à regarder son mur, et nous sauver. Voilà Nastia qui se sauve aussi.

Nastia, la petite rousse, courait à perdre haleine, en agitant ses bras. Bientôt elles se furent toutes enfuies jusqu'à l'autre bout du jardin, derrière l'étang. Lorsque Veltchaninov y parvint à son tour, il vit que Katerina faisait de très vifs reproches à ses compagnes, surtout à Nadia et Maria Nikitichna.

– Katia, ma colombe, ne te fâche pas! disait Nadia en l'embrassant.

– Allons, je ne dirai rien à maman, mais je m'en vais, car ce n'est pas bien du tout. Que doit-il penser, le pauvre homme, là-bas, devant son mur!

Elle partit, mais les autres n'eurent ni compassion, ni regrets. Elles insistèrent très vivement auprès de Veltchaninov pour qu'il ne fît semblant de rien lorsque Pavlovitch viendrait les rejoindre.

– Et maintenant, jouons toutes aux quatre coins! cria la petite rousse, toute ravie.

Pavel Pavlovitch fut au moins un quart d'heure avant de rejoindre la société: il était effectivement resté plus de dix minutes debout devant son mur. Quand il arriva, le jeu marchait avec entrain, toutes criaient et riaient. Fou de colère, Pavel Pavlovitch courut droit à Veltchaninov, et lui prit le bras.

– Une petite minute, je vous prie!

– Allons bon, encore l'autre avec sa petite minute!

– Il demande encore un mouchoir! firent des voix.

– Cette fois, c'est bien vous… c'est votre faute…

Pavel Pavlovitch ne put rien dire de plus: il claquait des dents.

Veltchaninov l'engagea très amicalement à être plus gai:

– Si l'on vous taquine, c'est parce que vous êtes de mauvaise humeur, lorsque tout le monde est gai.

À son grand étonnement, son conseil détermina chez Pavel Pavlovitch un changement complet d'attitude; il devint calme sur-le-champ, revint se mêler à la société comme si ç'avait été sa faute, et prit part à tous les jeux; au bout d'une demi-heure, il avait retrouvé sa gaieté. Dans tous les jeux, il faisait la paire, lorsqu'il y avait lieu, avec la petite rousse, ou avec l'une des Zakhlébinine. Ce qui mit le comble à l'étonnement de Veltchaninov, c'est que pas une seule fois il n'adressa la parole à Nadia, bien qu'il se tînt toujours très près d'elle. Il paraissait accepter sa situation comme chose due, naturelle. Mais vers la fin de la journée, l'occasion se représenta de lui jouer un tour.

On jouait à cache-cache. Il était permis d'aller se cacher où l'on voulait. Pavel Pavlovitch, qui avait réussi à se dissimuler dans un buisson épais, eut soudain l'idée de courir se cacher dans la maison. On l'aperçut et ce furent des cris. Il monta l'escalier quatre à quatre jusqu' à l'entresol; il y connaissait une excellente cachette, derrière une commode. Mais la petite rousse grimpa derrière lui, se glissa sur la pointe des pieds, jusqu'à la porte de la chambre où il était réfugié, et la ferma à clef. Tous, comme ils avaient fait tout à l'heure, continuèrent à jouer, et coururent par-delà l'étang, à l'autre bout du jardin. Au bout de dix minutes, Pavel Pavlovitch, voyant qu'on ne le cherchait plus, mit la tête à la fenêtre. Plus personne! Il n'osa pas appeler, de crainte de troubler les parents; et puis, les domestiques avaient reçu l'ordre formel de ne pas paraître, et de ne pas répondre à l'appel de Pavel Pavlovitch. Katerina seule aurait pu lui être secourable; mais elle était rentrée dans sa chambre et s'y était endormie. Il resta ainsi près d'une heure. Enfin les jeunes filles se montrèrent, passèrent par deux ou trois, comme par hasard.

– Pavel Pavlovitch, pourquoi donc ne venez-vous pas nous rejoindre? Si vous saviez comme c'est amusant! Nous jouons au théâtre; Alexis Ivanovitch fait le jeune premier.

– Pavel Pavlovitch, pourquoi ne descendez-vous pas? Vous êtes bien étonnant, dirent en passant d'autres jeunes filles.

– Pourquoi donc étonnant? fit tout à coup la voix de madame Zakhlébinine, qui venait de se réveiller, et qui se décidait à faire un tour au jardin, en attendant le thé, pour voir les jeux des «enfants».

– Mais voyez donc Pavel Pavlovitch!

Et elles lui montrèrent la fenêtre par laquelle l'autre passait la tête, avec un sourire contraint, blême de rage.

– Quel singulier plaisir de rester enfermé tout seul quand tout le monde s'amuse! fit la mère en hochant la tête.

Pendant ce temps, Veltchaninov apprenait enfin de Nadia les raisons pour lesquelles elle avait été heureuse de le voir venir, et la grande affaire qui la préoccupait. L'explication eut lieu dans une allée déserte. Maria Nikitichna avait fait signe à Veltchaninov qui prenait part à tous les jeux et commençait à s'ennuyer ferme, et l'avait conduit à cette allée, où elle le laissa seul avec Nadia.

– Je suis tout à fait certaine, lui dit-elle d'une voix forte et précipitée, que vous n'êtes pas aussi intime ami du Pavel Pavlovitch qu'il s'est plu à le dire. Vous êtes le seul homme qui puissiez me rendre un service extraordinairement important: voici son odieux bracelet – elle tira l'écrin de sa poche -, je vous demande de la manière la plus instante de le lui rendre immédiatement, car pour moi je ne veux plus lui parler désormais, de ma vie. D'ailleurs, vous pouvez lui dire que c'est de ma part, et je vous prie d'ajouter qu'il ne se permette plus de se présenter avec des cadeaux. Quant au reste, je le lui ferai savoir par d'autres. Voulez-vous bien me faire ce grand plaisir?

– Au nom de Dieu, je vous en prie, dispensez-m'en! répondit Veltchaninov, avec un cri de détresse.

– Comment? comment? vous en dispenser! reprit Nadia toute déconcertée, en ouvrant de grands yeux.

Elle perdit contenance, faillit fondre en larmes. Veltchaninov sourit.

– Ne croyez pas que… J'aurais été heureux… Mais c'est que je suis en compte avec lui…

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