– Ne va pas chez lui! Pourquoi vas-tu chez lui? dit Ordynov comprenant à peine ses paroles.
– Pourquoi suis-je venue chez toi? Demande-le, je ne le sais moi-même… Et lui me dit tout le temps: «Prie Dieu, prie!» Parfois je me lève dans la nuit sombre et je prie longtemps, des heures entières. Souvent j’ai sommeil, mais la peur me tient éveillée, et il me paraît alors que l’orage se prépare autour de moi, que ça me portera malheur, que les méchants me déchireront, me tueront, que les saints n’entendront pas mes prières et qu’ils ne me sauveront pas de la douleur effroyable… Toute l’âme se déchire comme si le corps entier voulait se fondre en larmes… Je commence à prier de nouveau et je prie jusqu’au moment où la Sainte Vierge de l’icône me regarde avec plus de tendresse. Alors je me lève et je me couche comme une morte. Parfois je m’endors sur le sol, à genoux devant l’icône. Mais il arrive aussi qu’il s’éveille, m’appelle, commence à me caresser, me consoler, et alors je me sens si bien, tout devient léger et n’importe quel malheur peut arriver; avec lui je n’ai plus peur. Il a du pouvoir! Sa parole est grande!
– Mais quel malheur t’est-il arrivé? Ordynov se tordait les mains de désespoir.
Catherine devint terriblement pâle. Elle le regarda comme un condamné à mort qui n’espère plus sa grâce.
– À moi? Je suis une fille maudite… ma mère m’a maudite… J’ai fait mourir ma propre mère!
Ordynov l’enlaça sans mot dire.
Elle se serrait contre lui. Il sentait qu’un frisson parcourait tout le corps de la jeune femme, et il lui semblait que son âme se séparait de son corps.
– Je l’ai enterrée, dit-elle dans le trouble de ses souvenirs et la vision de son passé… Depuis longtemps je voulais parler… Il me le défendait avec des prières, des reproches, des menaces… Parfois lui-même ravive mon angoisse, comme le ferait mon mortel ennemi… Et maintenant toutes ces idées me viennent en tête, la nuit… Écoute, écoute… C’était il y a longtemps, très longtemps, je ne me rappelle plus quand, mais cela me semble être d’hier… C’est comme un rêve d’hier qui m’aurait rongé le cœur toute la nuit. L’angoisse double la longueur du temps… Assieds-toi ici, près de moi, je te raconterai toute ma douleur. Que je sois maudite, qu’importe! Je te livre toute ma vie…
Ordynov voulut l’en empêcher, mais elle joignit les mains en le priant en grâce de l’écouter. Puis de nouveau, avec un trouble grandissant, elle se mit à parler. Son récit était haché. Dans ses paroles grondait l’orage de son âme. Mais Ordynov comprenait tout parce que sa vie était devenue la sienne, ainsi que sa douleur, et parce que son ennemi se dressait déjà devant lui, grandissait à ses yeux à chacune de ses paroles et, comme avec une force inépuisable, oppressait son cœur et riait de sa colère. Son sang troublé affluait à son cœur et obscurcissait ses pensées. Le vieillard méchant de son rêve (Ordynov le croyait) était en réalité devant lui.
«C’était par une nuit comme celle-ci», commença Catherine, «seulement plus orageuse. Le vent soufflait dans la forêt comme je ne l’avais jamais encore entendu souffler… Ou peut-être est-ce parce que, de cette nuit-là, date ma perte!… Sous ma fenêtre, un chêne fut brisé… Un mendiant, un vieillard tout blanc qui vint chez nous, nous assura qu’il avait vu ce chêne, quand il était encore enfant, et qu’il était alors aussi grand qu’au moment où le vent l’abattit…
» Cette même nuit – je me rappelle tout comme si c’était maintenant – les bateaux de mon père furent détruits par la tempête, et mon père, bien que malade, se rendit aussitôt au bord du fleuve, dès que les pêcheurs accoururent le prévenir, chez nous, à l’usine. Moi et ma mère nous restâmes seules. Je somnolais. J’étais triste et pleurais amèrement… Je savais pourquoi… Ma mère venait d’être malade, elle était pâle, et me répétait à chaque instant de lui préparer son linceul. Tout à coup, on frappa à la porte cochère. Je bondis. Mon sang afflua à mon cœur. Ma mère poussa un cri… Je ne la regardai pas… J’avais peur… Je pris la lanterne et allai moi-même ouvrir la porte… C’était lui!… J’eus peur. J’avais toujours peur quand il venait chez nous. C’était ainsi dès mon bas âge, d’aussi loin que je me souvienne… À cette époque il n’avait pas encore de cheveux blancs; sa barbe était noire comme du goudron; ses yeux brillaient comme des charbons, et, pas une seule fois, il ne m’avait regardée avec tendresse… Il me demanda si ma mère était à la maison. J’ai refermé la porte et lui ai répondu que mon père n’était pas à la maison. «Je le sais», me dit-il, et, tout à coup, il m’a regardée de telle façon… C’était la première fois qu’il me regardait ainsi. Je m’en suis allée; il restait immobile. «Pourquoi ne vient-il pas?» me disais-je… Nous entrâmes dans la chambre. «Pourquoi m’as-tu répondu que ton père n’était pas là quand je t’ai demandé si ta mère y était?» questionna-t-il. Je me tus…
» Ma mère était effrayée. Elle se jeta vers lui… Il la regardait à peine. Je voyais tout. Il était tout mouillé, tremblant; la tempête l’avait poursuivi pendant vingt verstes… D’où venait-il? Ma mère ni moi ne le savions jamais. Nous ne l’avions pas vu depuis déjà neuf semaines… Il ôta son bonnet et se débarrassa de ses moufles… Il ne priait pas les icônes, ne saluait pas les maîtres du logis… Il s’assit près du feu…»
Catherine passa la main sur son visage comme si quelque chose l’étouffait. Mais, une minute après, elle releva la tête et continua:
«Il se mit à parler à ma mère, en tatare. Ma mère savait cette langue; moi je ne comprenais pas un mot. Parfois, quand il venait, on me renvoyait… Maintenant, ma mère n’osait pas dire un mot à son propre enfant… Le diable achète mon âme et moi, contente, je regarde ma mère. Je vois qu’on me regarde, qu’on parle de moi… Ma mère se mit à pleurer… Il saisit son couteau. Plusieurs fois déjà, il lui était arrivé devant moi de saisir un couteau quand il parlait à ma mère. Je me levai et me cramponnai à sa ceinture… Je voulais lui arracher son couteau. Lui grince des dents, crie et veut me repousser… Il me donne un coup dans la poitrine, mais ne me fait pas reculer. Je pensais que j’allais mourir sur place… Mes yeux se voilèrent. Je tombai sur le sol sans pousser un cri… et je regardai tant qu’il me resta la possibilité de voir… Il ôta sa ceinture, releva la manche du bras qui m’avait frappée, prit son couteau et me le donna: «Coupe-le, fais ce que tu veux, puisque je t’ai offensée, et moi, le fier, je me prosternerai devant toi.» Je remis le couteau dans sa gaine… J’étouffais… Je ne le regardais même pas. Je me rappelle que j’ai souri sans desserrer les lèvres et que j’ai regardé sévèrement les yeux tristes de ma mère… Ma mère était assise, pâle comme une morte…»
Ordynov écoutait attentivement ce récit embrouillé. Peu à peu le trouble de Catherine se dissipait. Son débit devenait plus calme; les souvenirs entraînaient la pauvre créature et dispersaient son angoisse sur l’immensité du passé.
«Il mit son bonnet et sortit sans saluer. Je pris de nouveau la lanterne pour l’accompagner à la place de ma mère qui, quoique malade, voulait le reconduire. Nous arrivâmes à la porte cochère. Je me taisais. Il ouvrit la porte et chassa les chiens. Je le regardai. Il ôta son bonnet et s’inclina profondément devant moi. Je le vois ensuite qui met la main dans son gousset et en tire un petit écrin recouvert de velours rouge, qu’il ouvre. Je regarde. Ce sont de grosses perles. Il me les offre: «J’ai une belle non loin d’ici», me dit-il, «c’est pour elle que je les apportais, mais ce n’est pas à elle que je les remets. Prends, ma jolie, orne ta beauté, écrase-les sous tes pieds, si tu le veux, mais prends-les.» Je les pris mais ne les écrasai pas. C’eût été trop d’honneur… Je les pris comme un serpent, sans dire pourquoi je les prenais. Je retournai dans la chambre et les mis sur la table, devant ma mère.
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