– Voilà la princesse Ligowska, m’a dit Groutchnitski, et avec elle sa fille Méré [15], comme elle l’appelle à la manière anglaise. Elles sont ici depuis trois jours seulement.
– Mais comment sais-tu déjà leur nom?
– Je l’ai entendu par hasard, a-t-il dit en rougissant, et je t’avoue que je ne tiens pas à faire leur connaissance. Cette fière noblesse nous regarde, nous soldats de ligne [16], comme des sauvages! Et pourquoi? Est-ce que l’esprit ne se trouve pas aussi sous une casquette numérotée et n’y a-t-il pas un cœur qui bat sous ce grossier manteau?
– Pauvre manteau! ai-je dit en souriant. Mais quel est ce monsieur qui s’avance vers elles et leur offre si obligeamment un verre?
– Ah! C’est un élégant de Moscou, Raiëvitch, un joueur; cela se voit à la splendide chaîne en or qui pend à son gilet bleu. Quelle énorme canne! C’est à la Robinson Crusoë; sa barbe et ses cheveux sont à la mougik!…
– Tu es donc fâché contre toute la race humaine?
– Et il y a de quoi!
– Ah? vraiment!»
Pendant ce temps ces dames se sont éloignées du puits et sont arrivées à hauteur de nous. Groutchnitski s’est efforcé de prendre une pose dramatique à l’aide de ses béquilles, et m’a dit à haute voix en français:
«Mon cher, je hais les hommes pour ne pas les mépriser, car autrement la vie serait une farce trop dégoûtante.»
La jeune et jolie princesse s’est retournée et a gratifié le prolixe orateur d’un regard curieux; l’expression de ce regard était indéfinissable, mais un peu moqueuse. Au fond de moi-même je l’en ai félicitée de tout cœur.
– Cette princesse Marie, lui ai-je dit, est vraiment très jolie, elle a des yeux si veloutés, mais réellement si veloutés! Je t’engage à en observer l’expression. Les cils du bas et du haut sont si longs, que la lumière du soleil ne doit pas arriver jusqu’à la prunelle. J’aime ces yeux sans éclat; ils sont si tendres quand ils vous regardent. Il me semble du reste qu’elle n’a que cela de joli dans la figure! Mais a-t-elle les dents blanches? Je regrette qu’une de tes phrases pompeuses ne l’ait pas fait sourire.
– Tu parles de jolies femmes comme de chevaux anglais, m’a dit avec indignation Groutchnitski.
– Mon cher? lui ai-je répondu, m’efforçant de copier sa manière, je méprise les femmes pour ne pas les aimer, car autrement la vie serait un mélodrame trop ridicule.»
Je lui ai tourné le dos, et me suis éloigné. Après une demi-heure de promenade dans l’allée plantée de vignes, sous une roche calcaire suspendue au-dessus de rangées d’arbres, la chaleur s’est fait sentir et j’ai songé à regagner ma demeure. Mais auparavant je suis allé vers l’une des sources alcalines et me suis arrêté sous la galerie couverte, afin de respirer à l’ombre. Ce temps d’arrêt m’a donné l’occasion d’observer une scène assez curieuse. Les personnages se trouvaient dans la position que voici: la princesse-mère, avec l’élégant moscovite, était assise dans la galerie couverte et tous deux paraissaient engagés dans une conversation sérieuse. La jeune fille, ayant probablement achevé son dernier verre d’eau, se promenait mélancoliquement autour du puits. Groutchnitski se tenait auprès de ce même puits, et il n’y avait plus personne sur la place.
Je me suis approché et me suis caché à l’angle de la galerie. Au bout d’un moment, Groutchnitski a laissé tomber son verre sur le sable et s’est efforcé de se courber afin de le ramasser; sa jambe malade l’en a empêché; il a essayé encore en s’appuyant sur sa béquille, mais en vain; son visage exprimait en cet instant une souffrance réelle.
La jeune princesse Marie voyait tout cela mieux que moi. Plus rapide qu’un oiseau, elle s’est élancée, s’est baissée, a ramassé le verre et le lui a remis en faisant une légère inclination de corps pleine de grâce séduisante; puis elle a rougi un peu, a regardé du côté de la galerie, et voyant que sa mère n’avait rien vu, a paru se tranquilliser. Lorsque Groutchnitski a ouvert la bouche pour la remercier, elle était déjà loin de lui. Quelques minutes après elle est sortie de la galerie avec sa mère et l’élégant Raiëvitch et est venue passer auprès de Groutchnitski avec un air plein de décence et de retenue, sans se retourner, sans faire attention au regard plein de passion avec lequel il l’a accompagnée longtemps, tandis qu’elle descendait la montagne et glissait sous les tilleuls du boulevard. Puis tout d’un coup son chapeau a disparu au coin d’une rue. Elle a couru vers la porte d’une des jolies maisons de Piatigorsk; derrière elle est entrée la princesse sa mère qui, du seuil de la porte, a pris congé de Raiëvitch.
Alors seulement le passionné sous-officier a remarqué ma présence.
– As-tu vu? m’a-t-il dit en me pressant fortement la main; c’est un ange!
– Pourquoi donc? lui ai-je dit en prenant un air d’étonnement apparent.
– Tu n’as donc pas vu?
– Non! J’ai vu qu’elle a ramassé ton verre; si le gardien eût été là, il en aurait fait autant et même se serait hâté davantage dans l’espoir de recevoir un pourboire. Il était évident du reste que tu lui avais inspiré de la pitié, car tu as fait une bien laide grimace lorsque tu t’es appuyé sur ta jambe blessée.
– Et tu n’as pas été un peu ému en la voyant à ce moment où son âme se reflétait sur son visage?
– Non!
Je mentais et voulais le faire enrager. J’ai la passion innée de la contradiction; toute mon existence n’est qu’une série de contradictions imposées à mon cœur ou à ma raison. La présence d’un enthousiaste suffit pour me glacer et je suis certain que des relations avec un fade flegmatique me rendraient le plus passionné des rêveurs. J’avoue encore qu’un sentiment affreux, mais bien connu, était entré en moi en un clin d’œil. Ce sentiment, c’était la jalousie. Je le dis hardiment; parce que j’ai l’habitude de tout avouer avec franchise. Et difficilement on trouvera un jeune homme rencontrant une jolie femme, qui n’a pour lui que des regards insignifiants, tandis qu’il la voit soudain en public en regarder tout différemment un autre qui lui est aussi inconnu; difficilement, dis-je, on trouvera un jeune homme dans cette situation, qui ne soit blessé désagréablement. (J’entends ici un jeune homme ayant vécu dans le monde et habitué à être flatté dans son amour-propre).
Nous nous sommes tus, et après être descendus de la montagne, nous sommes allés au boulevard, sur lequel donnent les fenêtres de la maison dans laquelle a disparu notre beauté. Elle était assise auprès de la fenêtre. Groutchnitski, me prenant par la main, lui a lancé un de ces regards de tendresse troublée qui agissent tant sur les femmes. Moi j’ai dirigé sur elle mon lorgnon et j’ai vu qu’elle souriait du regard et que mon insolent lorgnon lui déplaisait sérieusement. En effet, comment un officier de ligne du Caucase osait-il lorgner une princesse moscovite?
13 Mai.
Ce matin, le docteur est venu chez moi. Il s’appelle Verner, mais il est Russe. Qu’y a-t-il là d’étonnant? J’ai connu un Ivanoff qui était Allemand. Verner est un homme très connu pour différentes raisons. Il est sceptique et matérialiste comme presque tous les médecins; avec cela il est de ces poètes, ceci n’est pas une plaisanterie, qui le sont toujours en action, souvent en paroles, et cependant il n’a pas écrit deux vers dans sa vie. Il connaît toutes les cordes vives du cœur humain comme il connaît toutes les veines d’un corps, mais il n’a jamais su profiter de ses connaissances, de même qu’un anatomiste distingué ne sait pas quelquefois traiter la fièvre. Ordinairement, Verner plaisante doucement ses malades, mais je l’ai vu une fois pleurer sur un soldat mourant!… Il était pauvre, rêvait des millions, et n’aurait pas fait un pas inutile pour de l’argent. Il me disait un jour qu’il faisait plus souvent plaisir à un ennemi qu’à un ami, parce que cela s’appelait vendre cher sa bienfaisance et que la haine d’un homme s’augmentait en proportion de la grandeur d’âme de son adversaire, Il a une langue mordante, mais sous l’aiguillon de ses épigrammes pas un brave homme ne passe pour un sot insipide. Ses rivaux, les médecins des eaux, jaloux de lui, répandirent le bruit qu’il faisait des charges sur ses malades; ceux-ci se fâchèrent et presque tous cessèrent de le voir. Ses amis, ceci est la vérité, hommes honnêtes en service au Caucase, s’efforcèrent en vain de rétablir son crédit ébranlé.
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