En descendant au milieu de la ville j’ai parcouru un boulevard sut lequel j’ai rencontré quelques groupes tristes, qui gravissaient lentement la montagne. Ce sont en grande partie des familles de riches propriétaires de steppes. Parmi elles, on remarque des hommes portant des vêtements de mode un peu vieille déjà et des femmes élégamment parées, ainsi que leurs filles. Évidemment, toute la jeunesse des eaux leur est connue; aussi m’ont-elles regardé avec une attentive curiosité. La coupe de mon pardessus, fait à Saint-Pétersbourg, les a probablement trompées; car bientôt, apercevant mes épaulettes d’officier de ligne, elles se sont détournées avec indifférence.
Les femmes des autorités du lieu, comme disent les maîtres d’hôtel aux eaux, ont été plus bienveillantes. Elles portent des lorgnons, et ont plus d’égards pour l’uniforme; elles sont habituées, au Caucase, à rencontrer, sous des boutons numérotés, des cœurs ardents et sous des casquettes blanches des esprits civilisés. Ces dames, très aimables et longtemps aimables, prennent chaque année de nouveaux adorateurs et trouvent peut-être en cela le secret de leur aménité infatigable. En montant le sentier qui va à la fontaine Élisabeth, j’ai rencontré une foule d’employés dans les services civils et militaires; ils forment comme je l’ai appris plus tard, la classe des hommes qui viennent demander la santé aux eaux. Ceux-là ne boivent cependant pas de l’eau, ils se promènent et se traînent en marchant; ils jouent et se plaignent de l’ennui. Les gandins font descendre leur verre vide dans les puits d’eau minérale et prennent des poses académiques. Les civils portent des cravates bleu-clair; les militaires font passer leur col de chemise par-dessus leur collet; tous professent un profond mépris pour les dames de province et soupirent pour les aristocratiques habitantes de la capitale, où on ne les laisse point aller.
Enfin, voici le puits… Près de là est une petite place, sur laquelle est une maisonnette au toit rouge, contenant des baignoires et autour une galerie qui sert de promenoir lorsqu’il pleut. Quelques officiers blessés étaient assis sur un banc, leurs béquilles ramenées vers eux, pâles et tristes. Quelques dames allaient et venaient sur la petite place d’un pas assez pressé, attendant l’effet des eaux. Parmi elles se trouvaient deux ou trois jolis visages; sous quelques allées de vignes, abritées par le versant du Machouk, paraissaient et disparaissaient les chapeaux bariolés de celles qui aiment la solitude à deux, car j’ai remarqué toujours à côté de ces chapeaux quelques broderies militaires ou quelque affreux chapeau rond. Sur le rocher escarpé où s’élève un pavillon appelé la Harpe éolienne, se montraient ceux qui aiment les points de vue. Ils braquaient leurs télescopes sur l’Elborous; et parmi eux on distinguait deux précepteurs avec leurs élèves, venus aux eaux pour se guérir des écrouelles.
Je me suis arrêté tout essoufflé au haut de la montagne, et, appuyé contre l’angle d’une petite maison, j’admirais les pittoresques environs, lorsque tout à coup, j’ai entendu derrière moi une voix connue:
«Tiens, Petchorin! Depuis longtemps ici?»
Je me suis retourné, c’était Groutchnitski; nous nous sommes embrassés. J’avais fait sa connaissance pendant une de nos expéditions; il avait été blessé par une balle à la jambe et était arrivé aux eaux une semaine avant moi.
Groutchnitski est sous-officier (noble) [14], et n’a qu’un an de service. Il porte avec l’élégance d’un petit maître son grossier vêtement de soldat et est décoré de l’ordre militaire de Saint-Georges. Il est bien fait, brun, et a les cheveux noirs. À première vue, on pourrait lui donner vingt-cinq ans, quoiqu’il en ait vingt et un à peine. Il relève sa tête en arrière avec un air de fierté, et à tout moment, tortille sa moustache de sa main gauche, car, avec la droite, il s’appuie sur sa béquille. Il parle vite et abondamment et est de ces hommes qui ont pour toutes les situations de la vie quelques phrases prêtes à temps; de ces hommes que la beauté simple n’émeut pas et qui se drapent dans des passions extraordinaires et des souffrances exclusives. L’effet est leur grande jouissance; ils s’éprennent des romanesques provinciales jusqu’à la sottise et en vieillissant deviennent de tranquilles propriétaires ou des ivrognes. Dans leur âme, il y a souvent d’excellentes qualités, mais pas la moindre poésie. La passion de Groutchnitski était de déclamer: il vous accablait de ses paroles lorsque la conversation sortait du cercle des connaissances ordinaires. Je n’ai jamais pu discuter avec lui. Ainsi il ne répond pas à vos objections et ne vous écoute pas; seulement si vous vous arrêtez, il commence une longue tirade qui a bien quelque rapport avec ce dont vous causiez, mais qui n’est effectivement que le développement de son propre discours.
Il est assez spirituel; ses épigrammes sont amusantes; il ne contredit jamais quelqu’un. Il ne connaît ni les hommes ni leurs cordes faibles, car il ne s’est occupé que de lui pendant toute sa vie; son but a toujours été de devenir un héros de roman. Il s’efforce souvent de persuader aux autres qu’il est un être créé pour un autre monde et voué à des souffrances inconnues. Il finit presque par le croire lui-même, et c’est pour cela qu’il porte si fièrement son grossier manteau de soldat. Je l’avais deviné et à cause de cela il ne m’aimait pas, quoique nous eussions extérieurement d’excellents rapports. Groutchnitski passait pour un homme d’une bravoure remarquable. Je l’avais vu à la besogne, agitant son sabre, criant, se jetant en avant les yeux fermés. Mais ce n’est pas là la véritable bravoure russe. Aussi, je ne l’aime point et je sens que quelque jour nous nous rencontrerons dans quelque étroit sentier d’où l’un de nous ne sortira pas.
Son arrivée au Caucase a été la conséquence de son exaltation romanesque. Je suis sûr que la veille de son départ du village paternel, il a dû dire avec tristesse à ses jolies voisines, non pas qu’il entrait tout simplement au service, mais qu’il allait à la mort, parce que… Et alors il a dû se couvrir les yeux avec ses mains, puis ajouter: Mais non, tu ne dois pas, ou vous ne devez pas le savoir; votre âme pure s’effraierait. Mais pourquoi! Du reste que suis-je pour vous? me comprendriez-vous?… etc., etc. Lui-même me raconta que ce qui l’avait décidé à entrer dans le régiment de K… resterait un secret éternel entre le ciel et lui.
En somme dans les moments où Groutchnitski dépouille son tragique manteau, il est assez bien et assez agréable.
Je suis curieux de le voir auprès des femmes. Que d’efforts il doit faire! Nous nous sommes abordés comme deux vieux amis et je me suis mis à le questionner sur sa vie aux eaux et sur les personnes de distinction de séjour ici:
«Nous passons la vie assez prosaïquement, m’a-t-il dit en soupirant; en buvant de l’eau le matin nous sommes fades, comme tous les malades; et, en buvant du vin le soir, nous sommes insupportables, comme les gens bien portant. Il y a bien une société féminine, mais on en tire peu de distraction. Ces dames jouent au whist et parlent le français difficilement et fort mal! Cette année, il n’y a ici de Moscou que la princesse Ligowska et sa fille; je ne les connais pas. Mon manteau de soldat est un signe de ma renonciation au monde, et la considération qu’il me vaut me pèse autant qu’une aumône.»
Au même instant, deux dames sont venues au puits se placer près de nous; l’une âgée, l’autre jeune et bien tournée. Je n’ai pu voir leurs visages, cachés sous leurs chapeaux, mais elles étaient vêtues avec une sévère élégance du meilleur goût; rien d’exagéré. Elles portaient toutes deux des robes gris perle et un léger fichu de soie entourait gracieusement leur cou. Des bottines puce chaussaient leurs pieds jusqu’à la cheville, si finement, qu’en songeant à la beauté qu’elles cachaient mystérieusement, on ne pouvait s’empêcher de pousser un soupir d’admiration. Leur démarche légère, mais de bon ton, avait quelque chose de juvénile qui échappait à la définition, mais que le regard comprenait bien. Lorsqu’elles ont passé près de nous, il s’est exhalé d’elles un parfum inexplicable comme en répandent les lettres d’une femme aimée.
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