Fedor Dostoïevski - L’Idiot. Tome II
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– Vous n’avez pas de relations avec elle?
– Presque pas, mais je désirerais de tout cœur en avoir, ne serait-ce que pour me justifier à ses yeux. Nina Alexandrovna m’en veut parce qu’elle croit que je pousse maintenant son mari à l’ivrognerie. Or, je ne le débauche pas, je le réfrène plutôt; je lui évite peut-être des fréquentations plus dangereuses. En outre, c’est pour moi un ami et je vous avoue que je ne l’abandonnerai plus désormais; c’est au point que, là où il ira, j’irai, car on ne peut agir sur lui que par le sentiment. Il a maintenant cessé tout à fait de fréquenter sa «capitaine», bien qu’il brûle en secret d’aller la voir et parfois même soupire après elle, surtout le matin, quand il se lève et passe ses bottes; je ne saurais dire pourquoi cela le prend juste à ce moment-là; le malheur est qu’il n’a pas le sou et il ne peut se montrer chez elle sans argent. Ne vous a-t-il pas demandé de l’argent, très honoré prince?
– Non, il ne m’a rien demandé.
– Il est gêné. Il voulait vous en demander; il m’a même avoué son intention de vous importuner à ce sujet, mais il n’a pas osé, car vous lui avez prêté récemment et il a pensé que vous lui refuseriez. Il m’a confié cela en ami.
– Et vous-même, ne lui donnez-vous pas de l’argent?
– Prince! très honoré prince! Ce n’est pas seulement de l’argent, c’est pour ainsi dire ma vie que je donnerais pour cet homme… Quand je dis ma vie, j’exagère; sans donner ma vie je serais prêt à endurer la fièvre, ou un abcès, ou un rhume, dans le cas d’absolue nécessité bien entendu; car je le tiens pour un grand homme, mais déclassé. Voilà. À plus forte raison s’il s’agit d’argent…
– Donc vous lui en donnez!
– Pour cela non; je ne lui ai pas donné d’argent et il sait lui-même que je ne lui en donnerai pas; mais c’est uniquement afin de le modérer et de le corriger. Maintenant, son idée fixe est de se rendre avec moi à Pétersbourg, où je vais aller suivre la piste de M. Ferdistchenko, car je suis sûr qu’il y est. Le générai est tout feu tout flamme, mais je prévois qu’aussitôt arrivé à Pétersbourg il me lâchera pour aller retrouver sa capitaine. J’avoue que je le laisserai partir à dessein et que nous sommes convenus de nous séparer dès l’arrivée pour mieux réussir, par des voies différentes, à pincer M. Ferdistchenko. Je le laisserai donc filer, puis tout à coup tomberai sur lui à l’improviste et le surprendrai chez la capitaine; mon intention est surtout de lui faire honte en lui rappelant ses devoirs de père de famille et sa dignité d’homme en général.
– Seulement ne faites pas de bruit, Lébédev; pour l’amour de Dieu, pas de bruit! dit à demi-voix le prince, en proie à une vive inquiétude.
– Oh! non; tout juste pour le confondre et voir la tête qu’il fera, car la physionomie peut révéler bien des choses, très honoré prince, notamment chez un homme comme lui! Ah! prince, si grand que soit mon malheur, je ne puis, même en ce moment, m’empêcher de penser à lui et à son amendement. J’ai une très grande prière à vous adresser, très honoré prince; c’est même, je l’avoue, l’objet particulier de ma démarche. Vous connaissez la famille du général et vous en avez même été l’hôte; si vous acceptiez, excellent prince, de me faciliter la tâche, dans le seul intérêt du général et pour son bonheur…
Lébédev joignit les mains dans une attitude implorante.
– De quoi s’agit-il? En quoi puis-je vous aider? Soyez convaincu que je désire vivement saisir toute votre pensée, Lébédev.
– C’est cette seule conviction qui m’a amené auprès de vous! On pourrait agir par l’entremise de Nina Alexandrovna afin d’instituer une surveillance et, en quelque sorte, une filature de tous les instants auprès de Son Excellence dans le sein même de sa famille. Je ne suis malheureusement pas en relation… En outre Nicolas Ardalionovitch, qui vous adore, pour ainsi dire, de toute l’ardeur de sa jeune âme, pourrait sans doute aider également…
– Ah! non!… Mêler Nina Alexandrovna à cette affaire… Dieu nous en préserve! Et Kolia pas davantage… Peut-être d’ailleurs que je ne pénètre pas encore votre pensée, Lébédev.
– Mais il n’y a rien à pénétrer! s’écria Lébédev en faisant un bond sur sa chaise; – rien d’autre qu’un sentiment de délicatesse et de sollicitude à son égard! C’est tout le remède qu’il faut à notre malade. Vous me permettez, prince, de le considérer comme un malade?
– Cela prouve même votre bon cœur et votre esprit.
– Je vais m’expliquer à l’aide d’un exemple, tiré de la pratique pour plus de clarté. Vous voyez à quel homme nous avons affaire: son seul faible est pour le moment cette capitaine à laquelle il lui est interdit de se présenter sans argent et chez qui je compte le surprendre aujourd’hui, pour son bien. Admettons même qu’il ne s’agisse plus seulement de cette faiblesse, mais d’un véritable crime ou de quelque acte contraire à l’honneur (encore qu’il en soit tout à fait incapable): même dans ce cas, je dis que l’on arriverait à tout avec lui par ce qu’on pourrait appeler un noble sentiment de tendresse, car c’est un homme d’une extrême sensibilité. Croyez bien qu’avant cinq jours il n’y tiendrait plus, se mettrait à parler et avouerait tout au milieu des larmes; surtout si l’on agit avec autant d’habileté que de noblesse et si sa famille et vous exercez une surveillance, en quelque sorte, sur tous ses pas… Oh! excellent prince! fit Lébédev en sursautant comme sous le coup d’une inspiration, je n’affirme certes pas qu’il soit sans aucun doute… Je reste, pour ainsi dire, prêt à verser sur-le-champ tout mon sang pour lui; mais convenez que l’inconduite, l’ivresse, la capitaine, tout cela réuni peut mener fort loin.
– Assurément je suis toujours disposé à vous aider en cette affaire, dit le prince en se soulevant. Mais je vous avoue, Lébédev, que j’ai une terrible appréhension. Voyons: vous avez toujours l’idée… en un mot vous-même dites que vous soupçonnez M. Ferdistchenko?
– Mais qui soupçonner, si ce n’est lui? Qui, très sincère prince? reprit Lébédev en souriant et en joignant de nouveau les mains avec un air de componction.
Le prince se rembrunit et se leva.
– Voyez-vous, Loukiane Timoféïévitch, en pareil cas c’est une chose terrible que de se tromper. Ce Ferdistchenko… je ne voudrais pas dire du mal de lui… mais ce Ferdistchenko… ma foi, qui sait? c’est peut-être bien lui!… Je veux dire qu’il serait en effet peut-être plus capable… qu’un autre de faire cela. Lébédev ouvrit tout grands les yeux et les oreilles. Le prince, de plus en plus sombre, arpentait la pièce de long en large et s’efforçait de ne pas regarder son interlocuteur.
– Voyez-vous, fit-il en s’embrouillant davantage, on m’a fait savoir… on m’a dit de M. Ferdistchenko qu’en plus de cela, ce serait un homme devant lequel il faut se tenir sur ses gardes et ne rien dire… de trop, vous me comprenez? Je vous le répète parce que peut-être il est, en effet, plus capable qu’un autre de… enfin pour éviter une erreur, car c’est là le principal, Vous comprenez?
– Mais qui vous a fait part de cette remarque sur M. Ferdistchenko? demanda Lébédev avec vivacité.
– On me l’a chuchotée comme cela; du reste je n’en crois rien moi-même… je suis très contrarié de m’être trouvé dans l’obligation de vous rapporter ce propos; je vous assure que je ne lui accorde aucune créance… c’est quelque on-dit absurde… Oh! que j’ai été sot de le répéter!
– C’est que ce détail est important, prince, dit Lébédev tout tremblant d’émotion; – très important en ce moment, non pas en ce qui touche M. Ferdistchenko, mais quant à la source par laquelle il est venu à votre connaissance. (Ce disant Lébédev courait autour du prince et s’efforçait de régler son pas sur le sien.) Voici, prince, ce que je dois aussi vous faire savoir maintenant: ce matin, comme nous allions ensemble chez ce Vilkine, le général, après m’avoir raconté l’histoire de l’incendie, tout frémissant encore d’une indignation bien naturelle, s’est livré inopinément à des insinuations sur le compte de M. Ferdistchenko. Mais il l’a fait avec tant d’incohérence et de maladresse que je n’ai pu m’empêcher de lui poser quelques questions; ses réponses m’ont convaincu que toutes ces informations étaient du cru de Son Excellence… C’était un simple effet de son expansibilité; car s’il ment, c’est uniquement faute de savoir contenir les épanchements de son cœur. Maintenant jugez vous-même: s’il a menti, ce dont je suis persuadé, comment son mensonge a-t-il pu arriver jusqu’à vos oreilles? Comprenez, prince, que ce propos lui est venu sous l’inspiration du moment; qui donc a pu vous le faire connaître? Ce point est important et… pour ainsi dire…
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