– Tu es allé au Palatin: c’est donc à moi de te demander ce qu’il y a de nouveau. Ou plutôt, sais-tu? renvoie ta litière et tes livres et viens chez moi: nous parlerons d’Antium et d’autres choses encore.
– Bien – repartit Pétrone en quittant sa litière. – Tu dois au moins savoir qu’après-demain nous partons pour Antium.
– Comment pourrais-je le savoir?
– Dans quel monde vis-tu donc? Alors, je suis le premier à t’annoncer cette nouvelle? Eh bien! sois prêt pour après-demain. Les pois à l’huile d’olive n’ont pas plus garanti Barbe-d’Airain que le foulard enroulé autour de son gros cou: il est enroué. Si bien qu’on ne peut songer à remettre le voyage. Il maudit Rome et l’air qu’on y respire; il voudrait la raser ou la détruire par le feu et veut au plus vite gagner la mer. Il prétend que les odeurs apportées par le vent des ruelles étroites le mèneront au tombeau. Aujourd’hui, on a fait dans tous les temples de grands sacrifices pour que la voix lui revienne, et malheur à Rome, surtout malheur au Sénat, s’il ne la recouvre sur-le-champ.
– Alors, c’est inutile d’aller en Achaïe.
– Penses-tu donc que notre César ne possède que cet unique talent? – repartit en riant Pétrone. – Il s’exhibera aux jeux olympiques, comme poète, avec son incendie de Troie, comme conducteur de chars, comme musicien, comme athlète, et quoi encore?… même comme danseur, et à chaque fois, il escamotera les couronnes destinées aux vainqueurs méritants. Sais-tu pourquoi ce singe est enroué? N’a-t-il pas voulu, hier, égaler notre Pâris? Il nous a dansé l’aventure de Léda, ce qui l’a mis en sueur; et il a pris froid. Il était trempé et visqueux comme une anguille au sortir de l’eau. Il changeait de masque à tout moment, tournait comme une toupie, agitait les bras comme un matelot ivre, et le dégoût vous prenait de voir cet énorme ventre et ces jambes grêles. Pâris lui donnait des leçons depuis quinze jours: te figures-tu Ahénobarbe en Léda ou en cygne-dieu? Quel cygne! Parlons-en! Mais il veut se montrer au public dans cette pantomime, à Antium d’abord, à Rome ensuite.
– On trouvait déjà scandaleux qu’il chantât en public; mais songer que le César romain paraîtra comme mime sur la scène, non! cela, Rome même ne le tolérera pas!
– Mon cher, Rome tolérera tout, et le Sénat votera des actions de grâces au «père de la patrie».
Et un instant après, Pétrone ajouta:
– La foule est fière même que César lui serve de bouffon.
– Juges-en toi-même, peut-on s’avilir davantage?
Pétrone haussa les épaules.
– Tu vis chez toi, plongé dans tes méditations, tantôt au sujet de Lygie, tantôt au sujet des chrétiens. Aussi, tu ne sais rien de ce qui s’est passé il y a quelques jours. Néron a publiquement épousé Pythagore. Il jouait le rôle de la jeune mariée. Cela semble le comble de la folie, n’est-il pas vrai? Eh bien! les flamines sont venus et ont béni solennellement cette union. J’étais présent à la cérémonie. Je suis capable de tolérer bien des choses; pourtant je me suis dit que les dieux, s’il y en a, devraient se manifester par quelque signe. Mais César ne croit pas aux dieux, ce en quoi il a raison.
– Puisqu’il est à lui seul grand prêtre, dieu et athée, – dit Vinicius.
Pétrone rit:
– C’est vrai. Cela ne m’était pas encore venu à l’esprit. Le monde n’a pas encore vu semblable cumul.
Puis il ajouta:
– Il faut dire aussi que ce grand prêtre qui ne croit pas aux dieux, et ce dieu qui raille ses confrères, les redoute comme athée.
– À preuve ce qui s’est passé dans le temple de Vesta.
– Quel monde!
– Tel monde, tel César! Mais cela ne durera pas.
Tout en causant, ils arrivèrent chez Vinicius, qui demanda gaiement le repas du soir; puis, s’adressant à Pétrone:
– Oui, mon cher, le monde doit se réformer, renaître.
– Ce n’est pas nous qui le réformerons, – riposta Pétrone, – ne fût-ce que parce que, sous le règne de Néron, l’homme ressemble trop à un papillon: il vit au soleil de la faveur et meurt au premier souffle de froideur impériale… Par le fils de Maïa! je me demande parfois comment, même malgré lui, ce Lucius Saturninus a pu gagner ses quatre-vingt-treize ans et survivre à Tibère, à Caligula et à Claude?… Mais assez causé de cela. Me permettras-tu d’envoyer ta litière chercher Eunice? Je n’ai plus envie de dormir et voudrais me distraire. Fais venir pour le repas le joueur de cithare, ensuite nous parlerons d’Antiar. Il y faut songer, toi surtout.
Vinicius donna l’ordre d’aller chercher Eunice, tout en protestant qu’il ne songeait guère à se casser la tête à propos d’Antiar. Ceux-là pouvaient s’en tourmenter qui étaient incapables de vivre autrement que dans le rayonnement de la faveur de César.
– Le monde ne se borne pas au Palatin, surtout pour ceux qui ont autre chose dans l’esprit et dans l’âme.
Il disait cela avec tant de laisser-aller et de gaieté que Pétrone en fut frappé. Il le regarda et dit:
– Qu’as-tu donc? Te voilà aujourd’hui tel que tu étais quand tu portais encore au cou la bulle d’or.
– Je suis heureux, – répondit Vinicius, – et c’est pour te le dire que je t’ai invité à venir chez moi.
– Mais que t’arrive-t-il?
– Ce que je ne céderais pas pour tout l’empire romain.
Il appuya un coude sur un bras du fauteuil, posa sa tête sur sa main et se mit à parler, le visage souriant et le regard illuminé.
– Te souviens-tu du jour où nous sommes allés ensemble chez Aulus Plautius? Là tu vis pour la première fois une divine jeune fille que tu qualifias toi-même des noms d’Aurore et de Printemps. Te rappelles-tu cette Psyché, cette incomparable, la plus belle des vierges et de toutes vos divinités?
Pétrone le regardait, surpris, comme pour se convaincre qu’il avait tout son bon sens.
– Quelle langue parles-tu? Évidemment, je me souviens de Lygie.
Et Vinicius de dire:
– Je suis son fiancé.
– Quoi?…
Mais le jeune homme bondit de son siège et appela l’intendant.
– Fais entrer ici tous les esclaves, sans aucune exception. Vite.
– Tu es son fiancé? – répéta Pétrone.
Il n’était pas revenu de son étonnement que les esclaves remplissaient le vaste atrium. Tout essoufflés, arrivaient des vieillards, des hommes mûrs, des femmes, des enfants des deux sexes. Ils envahissaient de plus en plus l’atrium. Dans le corridor, ou fauces , on entendait des interpellations dans toutes les langues. Enfin, tous les esclaves s’étant rangés entre les colonnes et le mur, Vinicius, debout près de l’impluvium, se tourna vers l’affranchi Demas et lui dit:
– Ceux qui servent dans ma maison depuis vingt ans auront à se présenter demain chez le préteur, qui leur accordera la liberté. Les autres recevront chacun trois pièces d’or et double ration pendant une semaine. Qu’on expédie aux ergastules de province l’ordre de lever toutes les punitions, de désenchaîner les prisonniers et de les nourrir convenablement. Ce jour est jour de bonheur pour moi, et je veux que la joie règne dans ma maison.
Ils restèrent muets un instant, n’en pouvant croire leurs oreilles; puis toutes les mains se levèrent ensemble et toutes les bouches s’écrièrent:
– Aa! seigneur! Aaa!…
Vinicius les congédia d’un geste et, malgré leur envie de le remercier et de tomber à ses pieds, ils se répandirent en hâte dans la maison qu’ils remplirent de leurs cris d’allégresse depuis les sous-sols jusqu’au faîte.
– Demain, – dit Vinicius, – je les rassemblerai dans le jardin et leur ordonnerai de tracer devant eux les signes qu’ils voudront. Ceux qui dessineront un poisson seront affranchis par Lygie.
Читать дальше