Mais le voisinage de Lygie avait aussi son action sur Vinicius. Son visage était pâle, ses narines dilatées comme celles d’un coursier d’Arabie. Sans nul doute, son cœur sursautait sous sa tunique pourpre, car son souffle était haletant et sa voix saccadée. Jamais il n’avait été aussi près d’elle. Ses idées se brouillaient et dans ses veines coulait du feu, qu’il essayait vainement de noyer dans du vin.
Ce qui l’enivrait de plus en plus, ce n’était pas le vin, mais ce merveilleux visage, ces bras nus, cette gorge virginale qui soulevait la tunique d’or, et ce corps qu’il devinait sous les plis du neigeux peplum. Soudain, il prit la main de Lygie au-dessus du poignet, comme déjà il avait fait dans la maison d’Aulus, et, l’attirant vers lui, il lui murmura, les lèvres frémissantes:
– Je t’aime, Callina, ma divine!
– Marcus, laisse-moi, – balbutia Lygie.
Mais lui, les yeux voilés de passion:
– Ma divine, aime-moi!…
À cette minute s’éleva la voix d’Acté:
– César vous regarde.
Une brusque colère contre César et contre Acté s’empara de Vinicius. Ces seuls mots avaient rompu le charme. En un tel moment, même une voix aimée eût déplu au jeune homme; et il jugea qu’Acté avait volontairement interrompu l’entretien.
Levant la tête et toisant la jeune affranchie par-dessus les épaules de Lygie, il lui dit avec colère:
– Ils ne sont plus, Acté, les temps où, dans les festins, tu te couchais aux côtés de César, et l’on prétend que tu es en voie de devenir aveugle: alors, comment peux-tu voir César?
Acté lui répondit d’une voix attristée:
– Je l’aperçois, pourtant. Lui aussi a la vue basse, mais il vous observe à travers son émeraude.
Chacun des actes de Néron inspirait l’inquiétude même à son plus proche entourage; aussi Vinicius s’inquiéta-t-il; il se maîtrisa, et se mit à suivre à la dérobée les mouvements de César. Lygie qui, au début du festin, ne l’avait vu qu’à travers un brouillard, et ensuite, absorbée dans son entretien avec Vinicius, n’avait pas songé à le regarder, tourna vers lui des yeux effrayés et en même temps curieux.
C’était bien vrai, ce qu’avait dit Acté. Accoudé sur la table, un œil mi-clos, l’autre rapproché de l’émeraude ronde et polie dont il se servait d’ordinaire, César les examinait.
Son regard rencontra celui de Lygie, et le cœur de celle-ci se glaça. Jadis, dans la propriété d’Aulus, en Sicile, alors qu’elle était enfant; elle se faisait conter, par une vieille esclave égyptienne, des histoires de dragons, habitants des gorges. Il lui sembla qu’en ce moment c’était l’œil glauque d’un de ces dragons qui la fixait. Comme un enfant craintif, elle s’empara de la main de Vinicius, et dans sa tête se heurtèrent des impressions rapides et confuses: c’était donc lui, l’effroyable, le tout-puissant? Jamais encore elle ne l’avait vu, et elle se le figurait tout autre. Son imagination lui représentait une face horrible et des traits où serait figée la méchanceté. Or, elle apercevait une énorme tête plantée sur un cou puissant, une tête terrifiante, c’est vrai, mais presque grotesque et, de loin, semblable à une tête d’enfant. Une tunique améthyste, interdite aux simples mortels, jetait un reflet bleuâtre sur sa face large et courte. Ses cheveux sombres étaient, suivant la mode inaugurée par Othon, séparés en quatre rangs de boucles. Il n’avait point de barbe, l’ayant tout récemment offerte à Jupiter. Pour cela, Rome entière lui avait décerné des actions de grâces, bien que tout bas on attribuât ce sacrifice à ce qu’il avait la barbe rouge, comme tous ceux de sa famille. Pourtant, dans son front saillant vigoureusement au-dessus des sourcils, il y avait quelque chose d’olympien, et ses sourcils froncés le révélaient pénétré de sa toute-puissance; mais, sous son front de demi-dieu s’écrasait une face de singe, d’ivrogne et de cabotin, insignifiante, reflétant sans cesse des désirs inconstants, maladive et, quoique jeune encore, déjà bouffie de graisse. Lygie le vit sinistre, et surtout hideux.
Il posa son émeraude et cessa de la regarder. Alors elle distingua deux yeux bleus à fleur de tête, papillotants à la crudité des lumières, vitreux, stupides, tels les yeux d’un cadavre.
César se tourna vers Pétrone et lui demanda:
– Est-ce là l’otage dont Vinicius est amoureux?
– Oui, c’est elle.
– Quel est le nom de son peuple?
– Lygien.
– Vinicius la trouve belle?
– Habille un tronc d’olivier pourri d’un péplum de femme, et Vinicius l’admirera. Mais sur ton visage, ô juge incomparable de la beauté, je lis déjà ton opinion sur son compte. Tu n’as pas à prononcer ta sentence. Oui, tu as raison, elle est trop maigre, trop sèche, en effet, telle une tête de pavot sur sa tige trop grêle. Or, toi, divin esthète, ce qui t’intéresse dans la femme, c’est la tige; et tu as trois fois, quatre fois raison. À lui seul, le visage ne signifie rien. J’ai beaucoup appris en ta compagnie, sans que pour cela mon coup d’œil ait acquis la sûreté du tien. Et je veux parier avec Tullius Sénécion, sa maîtresse étant l’enjeu, que toi, en ce festin où tout le monde est couché et où il est fort difficile de juger de l’ensemble d’une femme, tu t’es déjà dit: «Hanches trop étriquées».
– Hanches trop étriquées, – répéta Néron, les yeux mi-clos.
Un sourire imperceptible plissa les lèvres de Pétrone, tandis que Tullius Sénécion, qui jusqu’alors avait causé avec Vestinus, ou plutôt avait raillé la croyance de ce dernier aux songes, se tournait vers Pétrone, et sans rien savoir de ce dont il était question, s’écriait:
– Tu te trompes. Je tiens avec César.
– Parfait, – riposta Pétrone. – Je prétendais justement que tu avais quelque lueur d’intelligence. César, au contraire, affirmait que tu es un âne tout pur.
– Habet ! – dit Néron en riant et le pouce tourné vers le sol, comme au cirque, lorsque doit être achevé le gladiateur vaincu.
Vestinus, croyant qu’on parlait toujours des songes, intervint:
– Eh bien! moi, je crois aux songes, et Sénèque de même; il me l’a dit un jour.
– La nuit dernière, j’ai rêvé que j’étais devenue vestale, – dit Calvia Crispinilla en se penchant sur la table.
Néron se mit aussitôt à applaudir, et tout le monde après lui, car le dévergondage de Crispinilla, femme maintes fois divorcée, était légendaire dans Rome entière. Mais, sans se déconcerter, elle ajouta:
– Eh bien quoi? elles sont toutes vieilles et laides. Seule, Rubria a figure humaine. Ainsi, nous serions deux, encore que, l’été, Rubria soit mouchetée de taches de rousseur.
– Admets pourtant, très pure Calvia, – fit Pétrone, – qu’il te serait difficile de devenir vestale autrement qu’en rêve.
– Mais, si c’était l’ordre de César?
– Alors, je croirais réalisables les songes les plus fantastiques.
– À coup sûr, ils se réalisent, – appuya Vestinus. – Je comprends qu’on ne croie pas aux dieux; mais comment ne pas croire aux songes?
– Et les prédictions? – questionna Néron. – On m’a prédit autrefois que Rome cesserait d’exister et, par contre, que je régnerais sur tout l’Orient.
– Les prédictions et les songes, tout s’enchaîne, – dit Vestinus. – Un jour, un proconsul des plus sceptiques envoya au temple de Mopsus un esclave porteur d’une lettre scellée, avec ordre de ne pas la décacheter, afin d’éprouver si la divinité saurait répondre à la question qui y était posée. L’esclave passa la nuit dans le temple, pour y avoir un songe prophétique. À son retour, il raconta: «J’ai vu en songe un jeune homme resplendissant comme le soleil et qui m’a dit un seul mot: Noir.» À cette nouvelle, le proconsul pâlit et, tourné vers ses invités, aussi sceptiques que lui, il leur dit: «Savez-vous ce qu’il y avait dans cette lettre?»
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