» Je vous dirai donc mes souvenirs tels que je les retrouverai dans ma mémoire.
» Resté seul de sa famille en 93, protégé qu’il était sans doute par sa jeunesse, mon père dut vivre obscur et céder au gouvernement de son époque. La Bretagne tranquille, il prit les armes pour servir la France, et lorsque les princes de la maison de Bourbon vinrent en 1814 relever l’espoir des anciennes familles, le colonel Mormant, déjà vétéran de la vieille armée, quoiqu’il eût trente ans à peine, paré de son titre de marquis, qu’il reprenait en même temps que ses vieilles armoiries, reçut à la cour l’accueil le plus flatteur.
» Ce retour des Bourbons, cet accueil inespéré, qui promettaient à mon père un prompt avancement, et par conséquent un brillant avenir, ne lui firent point oublier les promesses qu’il avait faites avant la campagne de 1814. Il demanda un congé, revint en Bretagne, et retrouva la jeune fille noble et pauvre à laquelle lui-même, il avait, un an auparavant, engagé sa foi. Pendant quelques jours, le vieux château se ranima donc aux fêtes du mariage. La gloire militaire de l’Empire ajoutait un nouvel éclat aux vestiges de la vieille monarchie; le cœur féodal s’enorgueillissait de supporter les croix données par le poétique et national usurpateur. Tout présageait aux jeunes époux un avenir riche comme le passé, et l’on ne savait pas quel bonheur leur souhaiter que la réalité ne dût dépasser.
» Mon père conduisit sa femme à la cour. On lui fit un gracieux accueil; madame la Dauphine l’attacha à sa personne, et mon père alla rejoindre son régiment, avec la promesse d’une lieutenance-générale.
» Un jour, la nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan retentit par toute la France. Mon père accourut à l’instant même à Paris et se mit aux ordres du roi. On sait comment l’élan général du pays combattit le dévouement de quelques fidèles serviteurs. Le 16 mars, mon père fit partir la marquise pour la Bretagne, et, le 19, il partit lui-même, accompagnant son roi exilé.
» Trois mois après, mon père rentra en France, mais ma mère était morte en me mettant au monde, et il ne trouva plus que sa tombe et mon berceau…
– Hélas! dit Clotilde en interrompant Fernande; il existe entre nos malheurs, madame, une triste conformité. Comme vous, je suis orpheline, comme vous, je perdis ma mère à la même époque et dans des circonstances semblables.
– Oui; mais vos malheurs s’arrêtent là, madame reprit Fernande en interrompant à son tour Clotilde; la richesse et les soins d’une famille empressée autour de l’orpheline les ont réparés. Voilà où la similitude cesse entre vous et moi, heureusement pour vous.
» La douleur éloigna bientôt mon père d’une maison attristée par la mort. Seule j’y restai comme un gage d’espérance; mon père était revenu demander à Paris les distractions d’une grande ville, les agitations de la vie politique, les luttes de la faveur. Jeune encore, ayant de beaux souvenirs dans l’armée, mon père jouit alors de toutes les prérogatives que l’époque accordait aux rejetons des vieilles familles illustrées par une gloire récente, aux vieux noms rajeunis par la victoire. Il n’y avait plus de guerre, le guerrier se fit courtisan, joua son rôle dans l’histoire de la Restauration, alla représenter son roi dans les cours étrangères, lutta de finesse ne pouvant plus lutter de courage, et se fit une réputation dans la diplomatie comme il s’en était fait une dans les armes; et moi, pauvre enfant dont lui seul connaissait l’existence, dont lui seul se souvenait de temps en temps, je recevais de loin en loin une visite, une caresse; tout cela si rapide, qu’à peine dans les premiers temps de la vie je me souviens d’avoir vu mon père.
» Au reste, ce n’est point un reproche que je lui adresse; de plus fréquentes apparitions lui étaient impossibles. Sans doute il en souffrait plus que moi, qui ne savais point encore ce que c’était de souffrir; mais il espérait que les saintes et pieuses traditions de la Bretagne protégeraient mon enfance et me conserveraient telle qu’il souhaitait que je restasse, jusqu’au moment où il deviendrait nécessaire de m’initier aux enseignements du monde. La vieille et digne femme à qui sa prudence m’avait confiée était une ancienne religieuse que la Révolution avait tirée du cloître, où elle aurait dû passer sa vie. L’éducation élémentaire qu’elle avait reçue elle-même était la seule qu’elle pût me donner; mais sa piété sincère, la droiture de son esprit, la bonté de son cœur, devaient prédisposer ma jeune intelligence à recevoir plus tard les riches superfluités de l’éducation, et me prémunir à l’avance contre les dangers qui s’y trouvent attachés.
» Un matin, sœur Ursule, c’était ainsi qu’on appelait la religieuse, entra dans ma chambre en pleurant.
» – Oh! ma pauvre enfant! dit-elle, il faut nous quitter.
» Je me rappelle que je pleurai, non pas que je comprisse ce que c’était de se quitter, mais parce que je voyais pleurer. Ce sont les premières larmes dont je me souvienne.
» On m’habilla pour aller à l’église: c’était le jour de la fête des Morts. Le ciel était gris et sombre, l’air était humide et froid, la cloche de l’église tintait lentement, et tous les habitants du village, vêtus de leurs habits de deuil, se rendaient au cimetière. Sœur Ursule m’y conduisit avec les autres. Arrivée à la tombe de ma mère, elle me dit de m’agenouiller et de lui dire adieu. J’obéis, je fis ma prière, puis j’approchai mes lèvres de la pierre, que je baisai.
» Je n’allais plus même avoir cette pierre pour me conseiller. Le vieux manoir passait en des mains étrangères, comme déjà j’y étais passée moi-même. Mon père avait été forcé de vendre l’héritage de ses pères: le château de Mormant n’appartenait plus au marquis de Mormant.
» Tandis que les bons villageois, avertis de mon départ, jetaient sur la pauvre orpheline un regard de tristesse, manifestant leurs regrets, formant des vœux pour mon bonheur, moi, j’étais instinctivement émue de me sentir déjà un objet de pitié. L’idée de quitter la maison maternelle m’agitait comme un malheur vague et inconnu; je regardais d’un œil avide, et comme s’ils eussent pour la dernière fois formé à mes regards un magnifique tableau, la croix sculptée du cimetière, la toiture élancée du château, et les arbres qui dressaient si haut leurs branches dégarnies de feuillage. Pour la première fois, ces arbres imposaient à ma jeune imagination cette sorte de crainte respectueuse qui vit longtemps dans la mémoire, et dont, après quinze ans, je ressens encore l’impression, comme au jour où je les vis, pour y attacher les premiers regrets de mon âme, pour y laisser la trace du passage d’une vie pure et sans larmes à la vie terrible qui m’était réservée.
» Je revins du cimetière au château. Tout le long de la route, les petites filles du village, qui étaient admises à jouer avec moi, s’avançaient à ma rencontre, me faisaient la révérence et me souhaitaient un bon voyage. Sœur Ursule me disait de les embrasser, et je les embrassais.
» Une voiture m’attendait dans la cour du château; comme je n’avais encore rien pris, on me fit entrer dans la salle à manger, où le déjeuner était servi. Une figure nouvelle s’y trouvait; c’était la gouvernante qui m’était destinée, et qui devait succéder à sœur Ursule.
» Je mangeai peu et pleurai beaucoup; puis, le déjeuner fini, j’embrassai une dernière fois tout le monde, et je montai en voiture. Tout le village était rassemblé pour me voir partir. Au moment où le postillon fouetta ses chevaux, toutes mes petites amies me jetèrent leurs bouquets. Singulier présage, ces bouquets étaient composés entièrement de branches de cyprès cueillies dans le cimetière; pour des fleurs, il n’y en avait plus.
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