– Madame, lui dit-il, puis-je espérer que vous daignerez venir au bosquet où nous avons pris le café? D’ici à une demi-heure, j’irai vous y attendre.
– J’irai, monsieur, répondit Fernande.
– Plaît-il? dit madame de Neuilly en se retournant.
– Rien, madame, répondit le comte; je demandais à madame si elle retournait à Paris ce soir.
Et, saluant les deux femmes, il s’éloigna pour aller rejoindre au jardin Fabien et Léon; mais à la porte du salon, il rencontra madame de Barthèle qui allait y rentrer.
– Où allez-vous, comte? dit celle-ci.
– Au jardin, madame, répondit M. de Montgiroux.
– Au jardin! êtes-vous fou, mon cher comte, et n’avez-vous point entendu ce que le docteur nous a dit de la fraîcheur de ces premières soirées de printemps?
– Mais ce qu’il en a dit, ma chère baronne, dit M. de Montgiroux, c’était pour le malade.
– Point, monsieur, point; c’était pour tout le monde. Il est donc de mon devoir de maîtresse de maison de m’emparer de votre bras, et, en femme jalouse de votre santé, de me faire conduire près de ces dames? Où sont elles? dans le billard ou dans la serre?
– Dans la serre, je crois.
– Allons les rejoindre.
Il n’y avait pas moyen de refuser une invitation faite de cette façon. Le pair de France obéit donc en rechignant, et se mit avec madame de Barthèle à la recherche de madame de Neuilly et de Fernande.
Pendant ce temps, Clotilde, qui avait laissé son mari aux mains de son valet de chambre, sortait de son appartement et descendait l’escalier le cœur rempli d’une vague tristesse. En se retrouvant seul avec elle, Maurice lui avait pris les mains, qu’il avait serrées tendrement, et s’était occupé à son tour de sa santé, lui qui, depuis huit jours, taciturne et indifférent, ne lui avait pas adressé la parole, – avec la même bienveillante inquiétude qu’elle avait prise pour de l’amour, et qui l’avait si longtemps maintenue dans une trompeuse sécurité. Voulait-il par ces soins l’abuser encore? La présence de la femme étrangère avait-elle produit ce retour? C’est probable. Jusque-là son ignorance des passions humaines l’avait donc faite le jouet d’une illusion. Ce qu’elle avait, dans le cœur de son mari et dans le sien, pris pour de l’amour n’était donc qu’une amitié un peu plus profane et un peu plus intime que les autres amitiés. À l’influence exercée par sa rivale, elle comprenait enfin ce que c’était qu’une véritable passion; elle n’avait pas plus inspiré d’amour à Maurice qu’elle n’en avait éprouvé pour lui. L’amour, ce n’était point cette affection calme, douce et tendre qui les avait unis réciproquement; c’était un sentiment qui rend la vie et qui donne la mort; c’était un bonheur brûlant, terrible, immense, et en se demandant quel était ce bonheur inconnu, des pensées étranges, nouvelles et lumineuses, traversaient le cœur de Clotilde en y laissant leur trace de feu.
On comprend que, préoccupée de ces idées, fatiguée de sa contrainte de toute la journée, la jeune femme, se sentant un instant en liberté et seule avec elle-même, au lieu de rejoindre au salon le reste de la société, descendit au jardin; une fois au jardin, laissant ses pas la conduire au hasard, elle se trouva bientôt sans y songer sous le massif d’acacias et d’érables où, une heure auparavant, elle était assise côte à côte de Fernande et en face de son mari. C’était une mauvaise place pour ses souvenirs, dans la position d’esprit où elle se trouvait. Là, chacun des regards échangés par Maurice et par Fernande semblait briller de nouveau dans l’obscurité; là, chacun des détails de cette journée, qui était loin d’être achevée, et qui cependant était déjà si remplie, revenait à sa pensée. Cette profonde tristesse de l’âme, qui lui venait de la blessure faite à son orgueil par l’amour de Maurice pour une autre, dégageait peu à peu son imagination des entraves du devoir. Une idée vague de ce droit, qui semble le droit général de l’humanité, une idée vague du droit de représailles se présentait à son esprit. Une image, indécise, insaisissable d’abord, vacilla sous son regard, puis bientôt passa et repassa en se dessinant chaque fois d’une manière plus nette, jusqu’à ce qu’enfin elle eût reconnu dans cette ombre l’homme sur lequel, à mesure que son cœur se détachait de Maurice, sa pensée se reportait, Fabien de Rieulle, enfin.
Dans la disposition d’esprit ordinaire et avec le portrait que nous avons fait de Fabien et de Maurice, toute femme distinguée eût sans doute préféré le second au premier; mais Clotilde n’en était plus à ce point où l’esprit juge sainement; une fois l’équilibre de la raison dérangé par le trouble du cœur, on en vient à ne plus comprendre la cause de certaines passions. À ses yeux, Fabien se présentait comme un homme amoureux d’elle, Maurice comme un homme qui ne l’avait jamais aimée. Cet amour qu’elle rêvait maintenant, depuis que Fernande et Maurice lui avaient fait comprendre ce que c’était que l’amour, le cœur de Fabien le lui promettait. Ces émotions, sans lesquelles il n’y a point d’existence, parce qu’elles seules font sentir qu’on existe, Fabien pouvait les lui donner.
Clotilde en était là de ses sensations intérieures, lorsqu’un léger bruit se fit entendre derrière elle; elle tressaillit; ce bruit c’était sa vision qui se faisait réalité. Sans qu’elle eût besoin de se retourner et de voir, elle sentit qu’un homme s’approchait, et au battement de son cœur, elle comprit que cet homme était Fabien. Son premier mouvement fut de se lever pour fuir, mais il lui sembla que ses pieds avaient pris racine au sol, et qu’elle tomberait si elle essayait de faire un seul pas. D’ailleurs, la voix de Fabien l’arrêta.
– Madame, lui dit-il, il y a vraiment des circonstances où le hasard ressemble à une providence, je n’ose pas dire à une sympathie: je me sens entraîné par un besoin irrésistible de revoir le lieu où je vous ai vue tout à l’heure, et je vous y trouve. Y aurait-il donc en ce monde une pensée qui nous serait commune? En ce cas, moi qui me croyais tout à l’heure le plus malheureux des hommes, J’aurais au contraire des actions de grâces à rendre au ciel.
– Monsieur, répondit Clotilde toute troublée, je quittais mon mari, et j’étais venue chercher ici un moment de solitude dont l’avais besoin; permettez donc que je me retire.
– Eh! madame, dit Fabien, la solitude existe pour deux aussi bien que pour un; que faut-il pour cela? Que les deux cœurs aient une seule pensée, voilà tout. Or, si mon cœur se fait le reflet du vôtre, vous êtes encore seule, quoique nous soyons deux.
– Pour que cela fût ainsi, dit Clotilde, il faudrait que vous sussiez ce qui se passe dans mon cœur.
– Croyez-vous, madame, que vous en soyez venue à cet âge de la vie où l’on dérobe ses impressions aux yeux de l’homme intéressé à les connaître? Oh! non, heureusement, vous êtes encore trop chaste et trop pure pour cela; et je lis dans votre cœur comme dans un beau livre tout ouvert.
– Eh bien, monsieur, qu’y voyez-vous, si ce n’est une profonde tristesse?
– Oui, sans doute, tout effet a une cause, et je remonte à cette cause.
Clotilde tressaillit, car elle sentit que Fabien approchait le doigt de cette plaie vive et saignante qu’elle venait de découvrir au dedans d’elle-même.
– Vous êtes triste, madame, continua Fabien, parce que le premier besoin d’une femme jeune et belle est d’aimer et d’être aimée; vous êtes triste parce que vous vous êtes aperçue que vous n’étiez pas aimée comme vous aviez cru l’être, et que vous-même n’aimez point ainsi que vous croyiez aimer; parce qu’enfin, en voyant aujourd’hui sous vos yeux, devant vous, Fernande et Maurice, vous avez compris le véritable amour par la joie et par la souffrance des autres.
Читать дальше