Et cependant, une de ces conversations si étrangère à la vie du cœur allait flottant d’un groupe à l’autre, renvoyée par un mot, relevée par une plaisanterie, et ramenée, lorsqu’elle était prête à mourir, par une de ces oiseuses questions qui fournissent le texte insaisissable de cet éternel jargon du monde.
Au milieu de ce babillage frivole en apparence, il y avait quelques paroles que Maurice semblait vouloir absorber du regard, ne pouvant pas les saisir avec l’oreille. C’étaient celles qu’échangeaient entre elles les deux jeunes femmes, les deux rivales, Fernande et Clotilde; Clotilde, contrainte d’être polie et gracieuse; Fernande, forcée de répondre aux prévenances de Clotilde; l’épouse détaillant malgré elle tous les avantages de la courtisane, et, à mesure qu’elle reconnaissait la supériorité de celle-ci sur elle, songeant malgré elle à Fabien; la courtisane retrouvant sur le front de l’épouse cette candeur dont elle avait oublié le secret; toutes deux déguisant les sentiments pénibles que ce rapprochement forcé faisait naître dans leur cœur, et cependant ne pouvant échapper à une même pensée, à une préoccupation unique, qui, malgré les efforts que chacune de son côté faisait pour la vaincre, renaissait sans cesse plus puissante; si bien qu’elles sentaient toutes deux qu’il leur fallait ou se taire ou parler de Maurice.
– Mon Dieu! madame, dit Clotilde, rompant la première le silence, mais parlant cependant assez bas pour que personne ne pût l’entendre, excepté la personne à laquelle elle s’adressait, ne nous faites pas un crime d’avoir appris une chose que vous cherchiez à nous cacher. C’est un hasard singulier qui a amené ici madame de Neuilly, et c’est à ce hasard seul que nous devons le bonheur de savoir qui vous êtes. Croyez que nous n’en apprécions que davantage… la bonté… que vous avez eue de vous rendre à nos désirs; seulement, je vous demande pardon pour elle…
– Madame, interrompit Fernande, je n’avais pas le droit d’empêcher madame de Neuilly de commettre une indiscrétion. Elle était loin de se douter, j’en suis certaine, qu’elle pouvait m’attrister en révélant le nom de mon père. Seulement, je regrette que l’arrivée d’une ancienne compagne ait rendu ma situation chez vous plus fausse encore.
– Permettez-moi de ne pas être de votre avis, madame. L’éducation et la naissance sont des qualités indélébiles qui emportent avec elles leurs privilèges.
– Je suis madame Ducoudray, et pas autre chose, répondit vivement la courtisane, et encore, croyez-le bien, parce que je ne puis pas être tout simplement Fernande. Aucun des événements passés et à venir de cette journée ne me fera oublier, madame, le rôle que m’ont destiné, en me conduisant chez vous, les amis de votre mari; et ce rôle, soyez-en certaine, je le remplirai de mon mieux.
– Et ni moi non plus, madame, dit Clotilde, je n’oublierai point que vous avez consenti à vous charger de ce rôle; et croyez que ma reconnaissance pour tant de bonté…
– Ne me faites pas meilleure que je ne suis, madame. Si j’avais pu prévoir où l’on m’attirait et ce qu’on allait exiger de mon humilité, je ne serais pas devant vous à cette heure, croyez-le bien. C’est donc moi qui dois être reconnaissante d’un accueil que je n’avais pas le droit d’attendre.
– Mais enfin, avouez que vous rendez, sinon le bonheur, au moins la tranquillité à notre pauvre famille. Maurice, que votre abandon avait tué, renaît à la vie.
– Je n’ai point abandonné monsieur de Barthèle, madame; j’ai appris qu’il était marié, voilà tout. J’aimais monsieur de Barthèle à lui donner ma vie, s’il me l’avait demandée; mais à partir du moment où monsieur de Barthèle avait une femme dont mon bonheur pouvait faire le désespoir, monsieur de Barthèle ne devait et ne pouvait plus rien être pour moi.
– Comment! vous pensiez qu’il était libre? vous ignoriez qu’il était marié?
– Sur mon âme; et ce que j’ai fait sans vous connaître, madame, peut vous garantir à l’avance ce que je regarde comme un devoir de faire, maintenant que je vous ai vue.
Par un mouvement involontaire et rapide comme la pensée, Clotilde saisit la main de Fernande et la pressa vivement.
– Allons donc! s’écria madame de Neuilly, qui, depuis le commencement de la conversation, sans avoir pu entendre un mot de leur entretien, n’avait pas cependant un seul instant perdu les deux jeunes femmes de vue, et jusque-là n’avait rien compris à la réserve avec laquelle Fernande accueillait les avances qu’on lui faisait; allons donc! il ne faut pas être si humble, ma chère Fernande; quand vous auriez épousé tous les Ducoudray de la terre, vous n’en seriez pas moins la fille du marquis de Mormant.
L’arrivée des valets, qui venaient enlever le café et les liqueurs, ne permit pas d’entendre l’exclamation de surprise que poussa Maurice en faisant cette dernière découverte, qui lui apprenait le secret de l’amitié de pension qui régnait entre madame de Neuilly et Fernande. Fernande seule entendit et comprit cette exclamation étouffée, et son regard se détourna de Maurice pour qu’il ne pût pas lire dans ce regard le trouble de son âme, qu’elle était parvenue à surmonter jusqu’alors, mais qu’elle sentait enfin tout prêt à déborder.
Un des caractères les plus remarquables de notre société moderne est ce vernis extérieur à l’aide duquel chacun voile au regard de son voisin le véritable sentiment qu’il a dans le cœur; grâce à la monotonie d’un langage noté jusque dans les moindres fioritures du savoir-vivre, chacun peut donner le change sur sa pensée; aussi, dans notre milieu social, le drame n’existe que dans les replis de l’âme ou devant la cour d’assises.
En effet, dans ce groupe gracieusement assis sous les branches pendantes et parfumées des lilas, des ébéniers et des acacias, il n’y a pour l’observateur, si profond qu’il soit, qu’un intérieur de famille dans son mouvement de tous les jours. Tous les visages sont calmes, toutes les bouches sont riantes, tous les sourires joyeux. Cependant fouillez au fond des cœurs, vous y trouverez toutes les passions avec lesquelles les poëtes modernes ont bâti l’édifice de leurs pièces les plus excentriques: amour, jalousie et adultère. Mais une nouvelle visite peut arriver, les valets peuvent aller et venir, rien n’aura trahi les préoccupations individuelles, qui disparaissent sous la contrainte imposée par l’usage: le visiteur croira qu’il a assisté à la réunion la plus innocente du monde: les valets se diront que leurs maîtres sont les gens les plus heureux de la terre.
C’est comme symbole des inextricables mystères du cœur humain que les Grecs inventèrent la fable du labyrinthe. Quiconque n’a point le fil d’Ariane s’y égare indubitablement.
Cependant la nuit envahissait peu à peu l’horizon, la brise plus fraîche agitait le feuillage. Le docteur crut prudent de faire rentrer Maurice; il manifesta son désir: chacun avait intérêt au déplacement qui se fit. En conséquence, à l’instant même on regagna le château, et il fut arrêté qu’on se réunirait de nouveau dans la chambre du malade, après lui avoir laissé le temps de se remettre au lit, sa sortie étant une de ces heureuses escapades que l’on ne pardonne que parce qu’elles réussissent. Il y eut alors un de ces moments de liberté générale où chacun sent le besoin de se soustraire pour quelques instants aux convenances longtemps observées. Madame de Barthèle et Clotilde accompagnèrent Maurice jusqu’à la porte de sa chambre. Fabien et Léon tirèrent chacun un cigare de leur poche et s’enfoncèrent dans le jardin. Enfin, au moment où madame de Neuilly entraînait Fernande vers le boudoir, M. de Montgiroux crut avoir trouvé le moment tant attendu, et, se penchant à son oreille:
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