Par une bizarre destinée, dans ce drame si tranquille, si simple à la surface, où chacun comprimait avec tant de soin et d’adresse les différentes émotions qu’il éprouvait intérieurement, c’était au tour de Maurice de marcher de surprise en surprise. Ce n’était pas le tout pour lui que de voir Fernande reçue au château par sa mère et par Clotilde, mais encore il la voyait au bras de madame de Neuilly, qui la tutoyait et l’accablait d’amitiés. Madame de Neuilly, cette femme si prude, si réservée, caressait et tutoyait Fernande: c’était à n’en croire ni ses yeux ni ses oreilles, c’était à penser qu’il continuait le rêve fiévreux dont l’apparition de la courtisane dans sa chambre était l’exposition. Pareil à une pièce de théâtre, ce rêve semblait encore se développer sous ses yeux par des péripéties plus invraisemblables à ses yeux les unes que les autres, et auxquelles, cependant, son cœur ne pouvait s’empêcher de prendre un vif intérêt.
Le médecin, qui donnait le bras à Maurice et qui marchait le doigt appuyé sur son pouls, suivait, chez le malade, tous les mouvements de sa pensée, qui se traduisaient par le ralentissement ou la vivacité des battements de l’artère. Or, pour lui, toutes ces émotions de l’âme, en distrayant Maurice de cette douleur première, unique, profonde, que lui avait causée l’absence de Fernande, tendaient à la guérison.
Sans s’en douter, madame de Barthèle vint encore jeter une confusion nouvelle dans l’esprit de Maurice. Craignant que les questions de madame de Neuilly ne fatiguassent Fernande, et que celle-ci, dans ses réponses, ne laissât échapper quelques paroles qui missent son ancienne compagne sur la voie de ce qu’était devenue la jeune femme, depuis leur séparation aux portes de Saint-Denis, elle vint se jeter en travers de la conversation qui, ainsi qu’elle l’avait prévu, devenait de plus en plus embarrassante pour Fernande.
– Eh! mesdames, cria la baronne avec l’autorité de son âge et l’aplomb que lui donnait son titre de maîtresse de maison, vous marchez trop vite, attendez-nous donc, je vous en prie.
En même temps, se retournant du côté des trois hommes qui venaient par derrière:
– En vérité, je ne vous comprends pas, messieurs, ajouta-t-elle; tout est bouleversé en France. À quoi songez-vous donc, monsieur de Rieulle? Êtes-vous en brouille avec madame de Neuilly? Et vous, monsieur de Vaux, est-ce que vous n’avez rien à dire à madame Ducoudray? C’est à nous autres invalides à traîner le pas, et non à vous; voyons, rejoignez ces dames, et empêchez qu’elles ne nous devancent si fort.
Le comte fit un mouvement pour rejoindre Fabien et Léon; mais, comme il passait près de madame de Barthèle, celle-ci l’arrêta par la main.
– Un instant, comte, dit-elle, vous faites partie des invalides; restez donc avec nous à l’arrière-garde, je vous prie.
– Ma cousine, reprit madame de Neuilly qui, autant qu’il lui était possible, voulait s’épargner l’audition des compliments que les jeunes gens ne manqueraient pas d’adresser à Fernande, ne vous préoccupez pas de nous; nous avons à causer, madame Ducoudray et moi.
C’était la seconde fois que ce nom de madame Ducoudray était prononcé, et, pour Maurice, il était évident que c’était Fernande que l’on désignait sous ce nom.
– Et de quoi causez-vous? demanda madame de Barthèle.
– De somnambulisme; je veux que Fernande m’explique tout ce qu’elle éprouve dans ses moments d’extase.
Fernande somnambule, c’était encore là un de ces épisodes inintelligibles à l’esprit de Maurice: il passa la main sur son front comme pour y fixer la pensée prête à s’enfuir.
– Eh bien, reprit la douairière, ce n’est pas une raison, ce me semble, pour priver ces messieurs d’une explication dont ils doivent être aussi curieux que vous.
– Si fait, si fait, cousine, reprit madame de Neuilly en s’emparant plus que jamais de Fernande. Nous avons, d’ailleurs, des souvenirs d’enfance, des secrets de pension à nous rappeler; deux bonnes amies comme nous ne se retrouvent pas après six années de séparation sans avoir une foule de confidences à se faire.
Madame de Neuilly et Fernande amies de pension! Fernande avait donc été élevée à Saint-Denis, et, si elle avait été élevée à Saint-Denis, elle était donc issue d’une famille noble par ses ancêtres ou illustrée par son chef? Jusqu’à ce jour Maurice n’avait donc pas connu Fernande?
Si lentement que l’on eût marché, on avait cependant gagné du chemin, et, au détour d’une allée, on aperçut Clotilde qui attendait les promeneurs près du massif où l’on devait servir le café. C’était encore une de ces haltes où la conversation particulière devenait forcément générale.
On se réunit sous la voûte de verdure où une table était préparée; des chaises et un fauteuil étaient déjà placés auprès de cette table. Le docteur et madame de Barthèle forcèrent Maurice à s’asseoir dans le fauteuil; puis chacun, sans être maître de choisir sa place, s’avança vers la place qui se trouvait la plus rapprochée de lui.
Il en résulta que cette fois ce fut le hasard qui disposa les groupes, et que tout ordre se trouva interverti. Léon fut séparé de Fernande, Fabien se trouva près de madame de Neuilly, Maurice se trouva entre sa mère et le docteur; le comte fut forcé de s’asseoir près de madame de Barthèle, et une chaise resta vide entre M. de Montgiroux et Fernande.
Clotilde, occupée à faire signe aux domestiques d’apporter le café, était encore debout. Elle se retourna et vit la place qui lui était réservée. Fernande s’était déjà aperçue de cette étrange disposition, et, pâle et tremblante, elle était prête à se lever et à prier l’un de ces messieurs de changer de place avec elle; mais elle comprenait que c’était chose impossible. Clotilde s’aperçut de son embarras, et s’empressa de l’en tirer en venant s’asseoir près d’elle.
Maurice vit donc en face de lui, côte à côte et se touchant, Clotilde et Fernande. Rapprochées ainsi, il était impossible que les deux jeunes femmes échappassent à la nécessité de s’occuper l’une de l’autre; leur embarras réciproque fut remarqué de Maurice, et son œil étonné s’arrêta un instant sur elles avec une expression de doute et d’étonnement impossible à rendre.
– Elle ici! Fernande à Fontenay! Fernande accueillie par Clotilde et par ma mère! se disait-il; Fernande sous le nom de madame Ducoudray; Fernande amie de madame de Neuilly, sa compagne de pension à Saint-Denis et passant pour une somnambule! A-t-elle donc su que je voulais mourir? a-t-elle donc voulu me ranimer sous l’influence de sa pitié? et, pour arriver jusqu’à moi, a-t-elle eu recours à l’adresse? Qu’y a-t-il de vrai, qu’y a-t-il de faux dans tout cela? Où est le mensonge, où est la réalité? Pourquoi ce nom qu’on lui donne et qui n’est pas son nom? À qui demander l’explication de cette énigme? comment ce songe si doux est-il venu? comment s’en ira-t-il? En attendant, Fernande est là; je la vois, je l’entends. Merci, mon Dieu! merci.
Évidemment le malade était en voie de guérison, puisqu’il en était venu à soumettre sa pensée, tout incertaine qu’elle était, aux lois de la logique. Le docteur admirait ces ressources inouïes de la jeunesse, qui font qu’il y a un âge de la vie où la science ne doit s’étonner de rien. Il suivait le sang qui commençait à reparaître sur la transparence de la peau, et qui colorait déjà d’un reflet de vie les chairs blafardes et les traits de la veille, encore bouleversés et pâlis comme si la mort les eût déjà touchés du doigt. Puis, d’un coup d’œil, d’un signe de tête, d’un sourire, il rassurait sa mère, toujours attentive aux mouvements de son fils. Au reste, tout semblait célébrer la convalescence de Maurice: la nature, si belle dans les premiers jours de mai, renaissait avec lui; l’air était calme, le ciel pur, le soleil dorait de ses derniers rayons la cime des grands arbres, frissonnant à peine sous la brise. Les deux cygnes se poursuivaient l’un l’autre sur la pièce d’eau, qui semblait un vaste miroir. Tout était harmonie dans la nature, tout soufflait la vie au dedans de Maurice. Jamais il n’avait éprouvé cet étrange bien-être dont peuvent seuls avoir l’idée ceux qui, après s’être évanouis, rouvrent les yeux et reviennent à l’existence.
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