– Que pensez-vous, messire? finit par demander nerveusement Amauri. Enfer! Il semble que vous n’ayez pas compris ce que je viens de vous dire!
– C’est pourtant assez clair: le roi veut enlever ma fille, ce soir, entre dix heures et minuit, et pour l’aider en cette honorable besogne, il compte sur vous. C’est bien cela?
– Sur moi! sur Essé! sur Sansac!
– Bref, tous ceux que j’ai aidés, sauvés de la ruine, de la mort peut-être.
– Oui. Eh bien, que pensez-vous faire? Vous avez entendu l’infernal projet et vous me regardez sans rien dire. Parlez donc, mort-Dieu! Que ferez-vous?…
Turquand continuait à fixer Amauri de Loraydan comme s’il eût essayé de lire dans son âme.
– Notez, dit-il, que la question posée par vous à moi, ce serait à moi de vous la faire. Comte, un homme veut, ce soir, enlever votre fiancée pour en faire sa maîtresse. Que ferez-vous?
Et le regard de Turquand se fit plus aigu, son visage se fit plus sombre.
Loraydan détourna la tête pour échapper à l’implacable interrogation. Il essuya machinalement son front et, en même temps qu’il croyait ainsi apaiser une impression de brûlure, il se sentait grelotter de froid. Le démon de la jalousie faisait rage dans cette cervelle, non dans son cœur. Il finit par murmurer:
– C’est le roi! De par toutes les damnations, c’est le roi! Mais, aussi vrai que mon nom est Loraydan, s’il persiste jusqu’au bout dans son projet, je le tue et me tue après!
C’est peut-être la parole la plus honorable que le comte de Loraydan ait prononcée dans sa vie.
Turquand tressaillit. Un peu de rouge apparut à ses joues. Il eut comme un sourire et saisit les deux mains d’Amauri:
– Vous feriez cela?…
– Oui. Je le ferais.
Loraydan prononça ces mots avec une sorte de simplicité tragique, et en même temps il se sentait défaillir de terreur à la seule pensée que quelqu’un avait pu l’entendre proférer un aussi formidable blasphème: tuer le roi! Toucher à cet être plus près de Dieu que des hommes! Concevoir le plus effroyable des crimes: le régicide!… Lui!… Un Loraydan!…
– Mon fils! murmura Turquand.
Le comte repoussa rudement l’orfèvre… l’usurier. Hors de lui, furieusement, il bégaya:
– Pourquoi m’appelez-vous ainsi? Pourquoi me regardez-vous avec cette fixité qui m’exaspère?
– Je vous regardais, dit froidement Turquand, pour tâcher de savoir l’homme que vous êtes, et si je pouvais avoir confiance en vous. Eh bien, maintenant j’ai confiance.
– Confiance?… Pourquoi confiance?…
– Mon fils, dit Turquand avec sa sinistre douceur, autrefois, j’ai aimé, et j’ai été aimé… Celle que j’aimais, ajouta-t-il dans un soupir, c’était ma femme. Et ma femme, comte, c’était celle qui m’aimait. Vous entendez bien? Nous nous aimions, nous étions l’un pour l’autre tout le bonheur, toute la vie. Un seigneur de haut parage entra dans mon existence, et l’édifice de ce double bonheur s’écroula dans la honte et la mort. Il plut à ce noble sire d’enlever nuitamment et par violence la femme qui était mienne et qui m’aimait: elle se tua…
Loraydan eut un geste. Turquand reprit:
– Tout cela parce que je n’avais pris aucune précaution contre les chacals et loups-cerviers qui rôdent de par le monde…
– Et lui! Lui! Qu’est-il devenu? demanda Loraydan profondément remué par cette sorte de confession imprévue.
– Lui? Le loup-cervier, voulez-vous dire? Eh bien, il est mort! fit Turquand avec un singulier sourire. Il a eu la mort que je pouvais lui souhaiter… celle que je lui ai préparée. N’en parlons plus. Mais ces précautions que je n’avais pas prises pour défendre ma femme, instruit par l’expérience, je les ai établies pour sauver ma fille, au cas où quelque chacal encore… et maintenant, comte, maintenant que j’ai confiance en vous, je puis vous montrer ce que j’ai fait contre les chacals et les loups-cerviers. Voulez-vous voir?
– Oui! dit Loraydan avec une sorte de rudesse.
– Eh bien, venez!
Loraydan suivit l’orfèvre qui descendit au rez-de-chaussée et s’arrêta devant le vestibule, devant la porte d’entrée. Autour de cette porte, sur l’étoffe qui couvrait le mur, courait une arabesque de métal bruni. Turquand appuya fortement sur l’un des motifs de cette ornementation d’un curieux travail. Aussitôt Loraydan entendit comme un déclic, l’entrefend s’ouvrit et livra passage à une porte de fer de deux pouces d’épaisseur qui, glissant parallèlement à la porte de bois sans faire le moindre bruit, vint obstruer l’entrée d’un infranchissable obstacle.
– On ne peut plus passer, dit Turquand.
Amauri hocha silencieusement la tête en signe d’admiration.
– C’est moi qui ai fait ce travail, dit Turquand avec une simplicité menaçante.
– Mais les fenêtres? dit Loraydan.
– J’ai établi la même défense à toutes les fenêtres de l’étage supérieur. Quant à celles du rez-de-chaussée, vous pouvez voir qu’elles sont garnies de barreaux comme il n’y en a ni au Temple, ni au Grand Châtelet, ni au donjon de la bastille Saint-Antoine.
Loraydan jeta un coup d’œil sur une fenêtre et vit qu’en effet, sauf par l’emploi de la mine ou de la catapulte, il était impossible de passer par là. Seulement, Turquand était un artiste. Il en résultait que ces barreaux de fer forgé, qui eussent dû donner à la façade de son logis l’aspect d’une prison, la faisaient ressembler à un précieux ouvrage d’orfèvrerie, tant il y avait de grâce imprévue, de caprice léger, de pensée poétique en les circonvolutions de ces rudes barreaux inattaquables et pareils à une dentelle.
Tout l’art de la Renaissance était venu s’épanouir là.
Tout le génie de Turquand s’y était déployé en une volonté farouche et tendre.
– Venez maintenant, reprit l’orfèvre.
Loraydan, prodigieusement intéressé et sentant s’éveiller en lui une sorte d’admiration, suivit le père de Bérengère, qui remonta à l’étage supérieur et le fit entrer dans un couloir étroit où il n’y avait de place que pour un seul homme à la fois.
Au fond de ce couloir, il y avait une porte.
Avant d’atteindre à cette porte, Turquand déplaça un panneau de bois et montra au comte une niche carrée, une espèce d’armoire en laquelle étaient rangées en bon ordre douze arquebuses massives et de fort calibre, en parfait état d’entretien.
– Elles sont chargées, dit paisiblement Turquand. Vous voyez que chacune d’elles est munie non pas d’une mèche comme les arquebuses ordinaires, mais d’un barillet de poudre et d’une pierre à feu. Je n’ai qu’à déclencher ce déclic: cette pointe d’acier vient frotter la pierre, l’étincelle jaillit, la poudre s’enflamme, la balle part. Grâce à ce petit agencement dont je suis l’inventeur, je puis, en quelques minutes, décharger l’une après l’autre ces douze arquebuses…
Loraydan avait saisi l’une de ces armes à feu et l’examinait en connaisseur, avec une curiosité admirative. Il murmura:
– Si vous vouliez montrer aux armuriers du roi ce que vous appelez un petit agencement, votre fortune serait faite…
– Ma fortune est faite! dit Turquand. Je garde mon secret pour moi – pour nous, dis-je! Cette porte, monsieur le comte, donne sur la chambre de ma fille…
Loraydan sentit son cœur battre à grands coups.
– Mademoiselle Bérengère! murmura-t-il avec une sourde émotion.
Turquand refermait l’armoire aux arquebuses. Il se tourna alors vers Amauri:
– À supposer que l’entrée ou l’une des fenêtres soit forcée, dit-il avec ce même calme qui finissait par inspirer au comte une vague terreur, à supposer qu’on ait pu massacrer dans l’escalier mes huit serviteurs qui sont des hommes à moi, qui m’appartiennent corps et âme, qui sont armés beaucoup mieux que des suisses ou des reîtres, qui sont des hommes, dis-je!… à supposer donc qu’on ait pu aboutir à ce couloir où nous sommes, et qu’on veuille atteindre cette porte, c’est moi qu’on trouverait ici… moi!
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