– Remettons, disait l’empereur, remettons, mon cher sire et frère; la mort imprévue du Commandeur Ulloa me prive d’un conseiller que j’avais chargé d’étudier tout spécialement cette question qui tient si fort au cœur de Votre Majesté… Ah! pauvre Ulloa! Tu devais, à Paris, me donner ton avis, et je m’y fusse rangé sans discussion, car je savais avec quel soin tu avais préparé la solution de ce problème!…
– Ainsi, disait François I er, furieux et désespéré, Votre Majesté eût adopté l’avis du Commandeur?
– Sans contredit!…
Et l’empereur jetait au roi un sourire aigu, le sourire de la ruse triomphante.
Si nous étions respectueux des termes rituels, nous dirions la diplomatie triomphante. Mais les termes rituels nous effrayent, gélatineux qu’ils sont et de sens oblique.
Charles-Quint, donc, s’étant composé un visage de diplomate ou de fourberie, comme on voudra, poussa un soupir contrit.
– Sire, s’écria François I er, il y a près de nous quelqu’un qui connaît la pensée du Commandeur Ulloa touchant le duché de Milan, quelqu’un en qui Votre Majesté a pleine confiance, quelqu’un qui possédait toute l’amitié de votre cher conseiller puisqu’il avait jugé digne d’épouser sa fille!
– Ah! vous voulez parler de votre cher conseiller à vous, du comte de Loraydan?
– Lui-même, sire; vous plaît-il de l’interroger? Je suis prêt à m’en rapporter à ses réponses.
– Vous en rapporter à ses réponses?… Admirable!… Parfait!… Je n’y songeais pas!…
Charles-Quint paraissait frappé de la justice de cette préposition et murmurait:
– En effet… Ulloa lui-même m’avait dit en quelle estime il tenait ce digne gentilhomme… Il est certain que le comte de Loraydan est dépositaire de la pensée du Commandeur… Je serais heureux d’avoir son avis et, sur ma foi, j’écouterai votre Loraydan comme j’eusse écouté mon brave Ulloa… c’est-à-dire avec la même impartialité.
– Mon cher sire, dit François I erdéjà tout radieux, je vais mander le comte…
– C’est cela, mandez le comte… c’est-à-dire… un instant je vous prie…
Charles-Quint parut se plonger en ces vastes réflexions qui viennent toujours au secours de ceux-là mêmes dont l’opinion est arrêtée d’avance, et qui n’ont nul besoin de réfléchir.
François I erse rongeait d’impatience.
– Un instant… un instant… répétait l’empereur. C’est-à-dire… voici, mon cher frère et sire: le comte de Loraydan est Français, je crois?
– Sans doute, fit le roi étonné. Français de l’Ile-de-France.
– On ne peut mieux. En toute conscience, croyez-vous que le comte de Loraydan, Français de l’Ile-de-France, pourra donner un avis rigoureusement impartial sur une question qui, vous l’avouerez, touche les intérêts de la couronne d’Espagne, autant que ceux de la couronne de France?
– Sire, dit François I eravec le bon sens de sa juste cause, il ne s’agit pas de connaître l’avis de Loraydan, mais seulement, par ce truchement, l’avis du Commandeur Ulloa…
– Très juste! s’écria l’empereur. Il n’en est pas moins vrai que ce bon gentilhomme ne pourra s’empêcher de faire tant soit peu pencher la balance du côté où va son cœur, c’est-à-dire vers vous, mon cher sire. Et qui pourrait lui en faire un crime? Que diriez-vous si je vous proposais de vous en rapporter aux dires d’un tel bon Espagnol après que je vous aurai juré qu’il connaît parfaitement la pensée du Commandeur Ulloa?
François I erdemeura sans réplique, mais entre ses dents il grommela:
– Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
Et tout à coup, comme Charles-Quint le considérait avec ce même sourire d’indéfinissable ruse, le roi de France fut saisi d’un accès de colère d’autant plus terrible qu’il n’en pouvait rien laisser paraître. Il se mit à se promener avec agitation à travers son cabinet et il songeait amèrement:
«Je suis joué!… Que faire? Que dire?… Jour de Dieu! il me semble que l’heure n’est pas aux paroles, mais aux actes!… Ah! si j’osais! Si je ne craignais pas quelque reproche de félonie!… Et où serait après tout la félonie?… Ruse de guerre, tout au plus!…»
– Sire, fit-il soudain, je vous dois des excuses…
Charles-Quint tressaillit. Au son de la voix de son adversaire, il comprit que les choses se gâtaient. Il cessa de sourire. Son visage se figea. Son regard devint vitreux, et, du bout des lèvres:
– Des excuses?… De vous à moi?… Et à quel sujet, sire?
– Oui. On m’a conté l’algarade. Mon fils Henri est un peu écervelé. Et puis, si jeune encore!… On m’a assuré qu’hier, après le tournoi, ce maître fou sauta en croupe du cheval que montait Votre Majesté, qu’il eut l’audace de vous saisir dans ses bras, et de vous crier: «Sire, vous êtes prisonnier!»
Ce petit incident était parfaitement exact. Il n’avait en soi que peu d’importance. Mais il y eut une étrange vibration dans la voix de François lorsqu’il relata les paroles de son fils.
Charles-Quint se raidit. Des pensées sinistres l’assaillirent. Il jeta un prompt regard vers la porte derrière laquelle on entendait le bourdonnement des centaines de courtisans, tous bien armés, et vers les fenêtres qui donnaient sur la cour dans laquelle les mille Suisses du roi étaient rangés en ordre de parade… et de bataille. L’empereur frémit.
– Des excuses pour si peu! murmura-t-il, et il mit toute sa puissance d’indifférence en ces mots.
– Pardon, sire! des excuses: je vous les fais de bon cœur, non pas à cause du geste inconsidéré de mon fils, mais parce que je n’ai pas encore eu le courage de lui en faire le moindre reproche.
– Tout reproche est inutile, dit Charles-Quint. Le prince Henri est un charmant gentilhomme. Sa plaisanterie m’a paru digne de cette cour de France où je me sens en si parfaite sûreté…
– Hum! fit François I eravec un éclat de rire. En parfaite sûreté?… Savez-vous, sire, le conseil que m’a donné cette bonne duchesse d’Étampes à qui, si galamment, vous baisiez la main tout à l’heure?
– Voyons, dit Charles-Quint, plus raide, plus impénétrable que jamais.
– Eh bien, elle me conseille, puisque je tiens Votre Majesté, de simplement vous garder prisonnier à Paris comme vous m’avez gardé à Madrid!… Qu’en pensez-vous, sire?
– Si le conseil est bon, dit Charles-Quint glacial, il faut le suivre.
Cette parole que l’Histoire a recueillie eut le don d’exaspérer François I er. Il eut un geste violent; à son tour, il se raidit en une de ces attitudes de majesté que les Valois savaient prendre quand il leur fallait jouer leur rôle de roi; puis, brusquement, il marcha vers la porte.
Charles-Quint comprit que si le roi atteignait cette porte, s’il l’ouvrait, l’irréparable allait s’accomplir: l’ordre d’arrestation allait jaillir!…
Et, tranquillement, Charles-Quint prononça:
– Mais… est-ce que le comte de Loraydan ne va pas épouser une Espagnole?…
François I ers’arrêta court… François I errevint sur Charles-Quint, et, d’une voix altérée:
– Que veut dire Votre Majesté?…
– Je veux dire, mon cher frère et sire, que cet excellent gentilhomme est aujourd’hui exclusivement Français et qu’à bon droit, vous l’avouerez, je puis suspecter sa parfaite impartialité. Je veux dire que lorsqu’il aura épousé Léonor d’Ulloa, la moitié de son cœur au moins sera espagnol.
«Tu veux dire la moitié de ses intérêts», songea le roi.
– Je pourrai alors tenir son avis pour digne de toute ma confiance, continua paisiblement l’empereur. Sire, voulez-vous que, d’un commun accord, nous remettions toute décision concernant le Milanais au lendemain du mariage de Loraydan, bon Français, avec Léonor d’Ulloa, excellente Espagnole?
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