– Est-ce toi, Loraydan?… Est-ce toi?… Viens-tu voir comment un Ponthus abrège l’effroyable agonie!… Regarde donc et sois satisfait!…
Clother de Ponthus leva la dague qu’il tenait à la main… Il allait se frapper…
– Que faites-vous? hurla Bel-Argent. Sire de Ponthus, que faites-vous?…
Dans le même instant, il s’élança, saisit Clother dans ses bras, le souleva, l’emporta à demi évanoui jusque dans la cour où l’air vif, la lumière et surtout un gobelet de vin épicé ranimèrent le jeune gentilhomme.
– Monsieur, dit alors Bel-Argent, appuyez-vous sur moi, et fuyons!
– Restons! dit Clother.
– Croyez-moi, seigneur de Ponthus, fuyez! Oui, je vous entends. Vous voulez attendre ce démon qui vous enferma, vous voulez en découdre?… Eh bien, essayez de tirer votre épée!… Ah! vous voyez… votre main tremble… à la première passe, il vous embrocherait comme un poulet… Sire de Ponthus, savez-vous le nom de ce félon qui a voulu ici vous faire souffrir par la faim et, chose terrible, monsieur, mourir de soif?
– Amauri de Loraydan!…
– Fort bien. Maintenant, écoutez. Vous savez que Jean Poterne fut payé douze cents livres pour vous meurtrir en la Grâce de Dieu? J’en étais, monsieur, j’en étais! Mais vous m’avez pardonné, moyennant quoi j’ai promis de vous dire le nom de l’homme qui paya pour vous faire mourir!… Le moment me semble venu de tenir ma promesse…
– Eh bien? dit Clother. Cet homme?…
– C’était le comte Amauri de Loraydan!…
Clother de Ponthus frissonna. Il éprouva cet effroi mêlé de dégoût qu’on ressent devant quelque reptile venimeux.
– Tu as raison, dit-il. Pour combattre cet homme, il me faut toutes mes forces. Partons d’ici!… Mais, dis-moi, tu m’accompagnais au moment où je rencontrai ce démon dans le chemin de la Corderie et où il m’invita à entrer en cet hôtel?… Quand était-ce?… Hier?… Sur ma foi, j’ai perdu le sens de la mesure du temps…
– Hier? Vous n’y êtes pas, monsieur! C’est aujourd’hui le quatrième jour!
– Quatre jours! murmura Clother. Comment peut-on si longtemps souffrir sans en mourir?
Clother de Ponthus jeta un regard sur cet hôtel de Loraydan qui avait failli devenir son tombeau. Il se demanda ce qu’il avait bien pu faire à cet homme qui, d’abord, payait des truands pour le tuer, et qui, ensuite, l’enfermait pour lui infliger un aussi terrible supplice.
Longtemps, il demeura rêveur, cherchant à résoudre l’insoluble problème qui, sous l’incommensurable fatras des mensonges et des morales vainement accumulés par des siècles, forme l’inattaquable, l’inébranlable roc de l’histoire de l’humanité.
Pourquoi y a-t-il des méchants?
Pourquoi des êtres humains, pour la satisfaction d’un appétit, d’une pauvre ambition, d’un misérable désir, d’un n’importe quoi, décrètent-ils la misère et le malheur au bout desquels ils ne trouveront même pas la félicité ou la simple satisfaction qu’ils espèrent?
Et pourquoi ceux-là, précisément, aux yeux de l’humanité, sont-ils des forts?
D’où vient leur imbécile cruauté?
Et d’où vient, plus imbécile encore, l’admiration qu’ils inspirent?
Le sire de Ponthus finit par hausser les épaules et sourire de la vanité même des questions qu’il se posait. Ce qui valait beaucoup mieux que de philosopher, il résolut de se défendre, de se mettre en garde contre la bête féroce, et tout doucement arriva à la seule conclusion raisonnable que lui imposait la plus simple sagesse:
– Il est évident, se dit-il, qu’il n’y a pour moi ni repos, ni bonheur, ni existence même, tant que Loraydan sera vivant. Donc, si je veux vivre, je dois tuer Loraydan…
Il frissonna… comme frissonne l’homme de cœur et de raison la première fois que clairement il distingue l’atroce réalité: que la vie est une bataille contre d’autres vies…
– Allons! dit-il brusquement, – et lui-même, il sentit que son cœur venait de se cuirasser et que les lignes de son visage venaient de prendre plus de dureté.
– Oh! fit à demi-voix Bel-Argent qui le considérait, j’aime mieux me trouver dans ma peau que dans celle du sire Amauri de Loraydan!…
Comme ils allaient franchir le portail de l’hôtel, Bel-Argent s’arrêta, saisi au bras par quelqu’un qui lui disait:
– Eh bien, et moi?…
S’étant retourné, il vit le piteux Brisard qui, tout pâle, tout effaré, continuait:
– Si mon seigneur comte me demande ce qu’est devenu l’homme mort, que lui dirai-je?
– Eh bien, tu lui diras qu’il était encore vivant et qu’il a voulu s’en aller, c’est bien simple.
– Oui, fit Brisard maussade, mais je connais le seigneur de Loraydan; jamais il ne voudra se contenter de cette simplicité-là…
– Viens avec moi, dit Clother, je te prends à mon service.
– Ah! ah! s’écria Bel-Argent qui se voyait déjà promu au rang de majordome. Viens avec nous, va, puisque nous te prenons à notre service!
Brisard secoua mélancoliquement la tête:
– Il me chercherait et me trouverait. Je le connais: il n’oublie pas! Et je me connais aussi: je passerais ma vie à trembler. J’aime mieux qu’il me tue une bonne fois, tout de suite.
– Il ne te tuera pas, imbécile! Tu n’as qu’à lui dire que des francs-bourgeois se sont introduits dans l’hôtel pendant que tu étais à boire au Bel-Argent!…
– Tiens, fit Brisard tout joyeux. C’est juste. Je dirai que c’est toi!
Bel-Argent haussa les épaules et suivit Clother de Ponthus qui, déjà, dans le chemin de la Corderie, jetait un long regard vers l’hôtel d’Arronces. Des pensées plus douces se levèrent en lui. Son cœur se dilata. Il respira largement. Là était ce secret que bientôt il pourrait déchiffrer. Là était l’histoire de sa mère. Là se trouvait aussi celle qui vivait dans son âme… Là, tout ce qu’il aimait au monde! Il se promit de venir à l’hôtel d’Arronces dès qu’il aurait remis un peu d’ordre à ses habits, car dans les transports de sa fureur et dans ses premiers efforts pour sa délivrance, il s’était mis en assez piteux état.
Mais lorsqu’il fut arrivé à son logis de la rue Saint-Denis, il comprit combien ces quatre journées de souffrance l’avaient épuisé.
Ce ne fut guère que cinq ou six jours plus tard que Clother se sentit redevenu à peu près ce qu’il était avant sa rencontre avec Amauri de Loraydan.
XXXI DUEL DE CHARLES-QUINT ET FRANÇOIS I er
Cette matinée avait donc vu trois événements importants pour le drame que nous contons: le complet échec de l’imposture de don Juan Tenorio et de son audacieuse entreprise sur la fille de dame Jérôme Dimanche, échec dû à l’intervention de Bel-Argent; la rencontre du même Juan Tenorio avec le comte Amauri de Loraydan; la délivrance de Clother de Ponthus, due également à Bel-Argent, ce qui achève de démontrer que ce malandrin de grande route avait bien droit à un chapitre et même à deux chapitres pour lui tout seul.
Nous pouvons ajouter que cette même matinée vit d’autres événements qui ne laissaient pas que d’avoir leur importance au point de vue de cet autre vaste drame qui s’appelle l’histoire de France. Et c’est pourquoi nous prions le lecteur de nous suivre un instant au Louvre, dans le cabinet royal où François I eret Charles-Quint, seul à seul, discutaient une fois de plus la question du Milanais. Discussion pleine d’embûches, curieux duel de paroles que nous voulons essayer d’esquisser, d’abord parce que la scène, en soi, ne manqua pas de pittoresque, ensuite parce que cette scène historique se rattache directement à certains épisodes du récit que nous avons entrepris. Côte à côte, l’empereur et le roi, se donnant familièrement le bras, déambulaient à travers l’immense et opulent cabinet royal, tout décoré de magnifiques tapisseries et de lambris sur lesquels serpentait la fameuse salamandre. Et sur un mot que François I ervenait de prononcer:
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