Turquand avait fait ce récit avec une sorte d’affabilité souriante. Loraydan, pour la première fois de sa vie, se comprit, se sentit, se vit plus petit que l’homme qu’il avait devant lui. Jusqu’ici, sauf devant le roi et les princes, par sa pensée, sa parole, son attitude, il s’était affirmé l’égal de quelques-uns et le supérieur de l’immense troupeau d’hommes à qui le hasard avait refusé un titre à l’heure de leur naissance.
Celui-là, c’était un bourgeois, un artisan…
Peu de chose. Presque rien.
Loraydan se sentit écrasé. Pour la première fois de sa vie aussi, l’émotion qui le poignait au cœur se trouva pure de tout calcul…
Debout devant Turquand, il s’inclinait. Il y avait des larmes dans ses yeux. Son cœur battait. Il redevenait homme. Les fuligineuses pensées d’orgueil qui l’avaient dominé s’évanouissaient à l’heure où un chaud et vibrant rayon de soleil vient frapper les paupières closes du dormeur et le force à s’éveiller à la bienfaisante réalité…
Loraydan haletait… Dans cette minute, son amour pour Bérengère se purifia. Son respect, son admiration pour le père de Bérengère éclatèrent en son âme. Une irrésistible impulsion allait le jeter à genoux, les mains jointes, devant le père de celle qui alors se dressait dans son âme avec la douce et puissante autorité de l’innocence…
Ah! pourquoi n’obéit-il pas à cette régénératrice impulsion?
Pourquoi, de ses lèvres brûlantes, ne laissa-t-il pas couler les salvatrices paroles d’amour pur qui débordaient de son cœur?
– Père, criait ce cœur, ô père de ma bien-aimée Bérengère, aidez-moi, sauvez-moi de moi-même. J’aime de toute mon âme qui jamais n’a aimé, j’aime cette fleur de candeur, cette chaste enfant qui est votre fille, et je sens que mon amour, purifié par la flamme de mes remords, peut faire de moi un homme! ô père, je fus méchant. Je fus cruel. Je ne savais pas. J’ignorais les joies suaves et profondes de la bonté, de l’amour pur. Fuyons, ô ma bien-aimée! Fuyons, ô père de ma bien-aimée. Fuyons tous trois loin du crime, du mensonge, de l’imposture, de la trahison! Emmenez-moi, puisque vous avez daigné me recueillir! Allons-nous-en loin de Paris et de la cour! Et à nous trois, vivons une vie de paix et de bonté, occupés à répandre autour de nous un peu de ce bonheur qui sera en nous, inquiets seulement de la tristesse qu’un de nous pourra témoigner, joyeux de sa joie, cherchant par le monde si d’autres que nous ne pleurent pas, ne souffrent pas, et venant à leur secours comme vous êtes venu au mien, ô ma bien-aimée, ô père de ma bien-aimée… partons… fuyons… emmenez-moi… régénérez-moi… apprenez-moi l’amour, la bonté, le bonheur… la vie… toute la vie!…
Pourquoi ces paroles s’enfermèrent-elles dans le cœur d’Amauri de Loraydan?
Pourquoi, lentement, se redressa-t-il, de courbé qu’il était?
Pourquoi les larmes qui pointaient à ses cils se desséchèrent-elles comme à quelque feu dévorant?
Pourquoi?… Qui sait?… Peut-être simplement parce qu’il vit en imagination le sourire railleur d’un Essé ou d’un Sansac. Peut-être parce qu’il entendit à ses oreilles leur voix méprisante lui demandant pour combien d’écus il avait vendu son blason à un usurier. Oui, sans doute, ce fut le hideux orgueil de race qui tout à coup l’arracha à cette noble émotion qui avait failli prendre son cœur. L’orgueil!… Ce que les hommes, imbéciles en leur langue, inaptes à traduire par des verbes justes les fluctuations de leur pauvre âme ignorante appellent l’orgueil!
Orgueil? Mot vainement orgueilleux lui-même parce qu’il présuppose la réalité d’un sentiment qui reste à démontrer et qui, peut-être, n’existe guère qu’à l’état de mot!
Qui sait ce qui resterait d’orgueil dans l’esprit des hommes si le mot orgueil était supprimé de leur langage conventionnel?… Qui pourra jamais mesurer la puissance des mots?…
Loraydan se redressa, l’œil sec, le visage fermé, honteux et frémissant d’avoir failli devenir un homme, de bête féroce qu’il était.
– Jamais! se rugit la bête féroce réveillée. Jamais je ne me livrerai à ces gens. Jamais ils n’auront l’illustre nom qui m’a été légué par une lignée de fiers barons! Debout, Loraydan, debout! Prends-les! Prends leur or! Prends la fille! Prends les secrets que le père vient de te livrer, et sache t’en servir à l’occasion! Prends tout, c’est ton bien, – et ne donne rien! Surtout, ah! surtout, ne donne pas ce nom que tu dois à tes aïeux de garder pur de tout vil contact!…
Et lorsque Loraydan se fut redressé, lorsqu’il fut redevenu lui-même:
– Me voici donc pleinement rassuré, messire. Je vois que ce soir, quand Sa Majesté le roi s’en viendra rôder autour de votre maison, il se heurtera à d’infranchissables barrières. Mais enfin, messire, supposons le pire! Supposons la porte de fer enfoncée, vos serviteurs massacrés, vous-même tué, supposons que le roi parvienne à ouvrir cette armoire, descende l’escalier, et suive le chemin qu’a suivi votre fille, qu’arriverait-il?
Turquand se leva, et répondit tranquillement:
– Il arriverait qu’au bout du souterrain que j’ai fait creuser, le roi parviendrait là où est parvenue Bérengère, c’est-à-dire dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces…
Loraydan tressaillit.
– Et là? fit-il. Là! Il trouverait Bérengère!… Il la trouverait!…
– Sans doute, dit Turquand. Mais il la trouverait sous la protection de quelqu’un que le roi, tout roi qu’il est, n’osera braver…
– De quelqu’un? gronda Loraydan.
– D’un fantôme! dit Turquand avec une sorte de majesté. Le souterrain aboutit à un tombeau. Dans ce tombeau dort une femme que le roi François n’osera jamais affronter. Car cette femme fut l’une de ses victimes. Le fantôme, monsieur le comte, s’appelle Agnès de Sennecour… Ne cherchez pas à comprendre. Contentez-vous de l’assurance que je vous donne en toute connaissance de cause.
– Soit! s’écria Loraydan hors de lui. Mais s’il ose! Si la victime ne se lève pas pour l’arrêter? Si le fantôme ne lui fait pas peur? Messire, messire, si le roi ose oser?
Et Turquand répondit:
– Cela même est prévu. Si le roi ou tout autre larron poursuit ma fille jusque dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces: si la majesté du lieu ne l’arrête pas, s’il passe outre au respect dû aux morts, à l’instant même où sa main atteindra Bérengère, cette main, comte, ne touchera qu’un cadavre.
– Un cadavre! bégaya Amauri de Loraydan frappé d’une sorte d’horreur.
Et Turquand, de sa même voix paisible, devenue alors effrayante de calme funèbre:
– Bérengère porte toujours dans son aumônière un poison foudroyant que j’ai fait composer pour elle… la suprême aumône! Vienne l’occasion, monsieur le comte, elle saura s’en servir!…
XXXIII SUITE DE LA DESTINÉE DE JACQUEMIN CORENTIN
Amauri de Loraydan sortit du logis Turquand, bouleversé, la tête en feu, oubliant même de demander à l’orfèvre de rappeler sa fille; rassuré sur les suites de l’entreprise de Sa Majesté, il l’était pleinement. Mais d’étranges et maladives pensées de perversité tourbillonnaient dans son cerveau… Nous verrons plus tard quelles pouvaient être ces pensées.
Le soir de ce jour, comme le roi lui en avait donné l’ordre, il se rendit au Louvre. Il y trouva Sa Majesté toute prête pour sa galante expédition. Il y trouva aussi ses deux ordinaires compagnons, Essé et Sansac.
Ces quatre personnages, dix heures sonnaient à Saint-Germain-l’Auxerrois, sortirent du Louvre et prirent, tout riant et bavardant entre eux, le chemin de la rue du Temple.
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