Loraydan mit un genou à terre, et de la même voix émue, contenue, révélatrice d’un dévouement sans borne:
– Dieu protège l’empereur!… Dieu protège le roi!…
Et tout à coup, tandis que Loraydan se relevait, Charles-Quint, dardant sur François I erla pâle clarté bleuâtre de son regard:
– Mon cher sire et frère, dit-il froidement, ne pensez-vous pas qu’il serait bon, en ce conseil que nous tenons, de nous adjoindre chacun un conseiller sûr et avisé, digne de toute notre confiance? Ce serait pour vous le comte de Loraydan, qui me semble au fait. Pour moi, je prendrais mon cher et brave Ulloa. Qu’en pensez-vous, mon digne frère?
– Sire, dit François I eren s’efforçant de cacher sa joie, j’allais faire la même proposition à Votre Majesté. – Il est venu! songea-t-il avec un soupir de furieuse allégresse. Je te tiens, Charles! Je tiens le Milanais!…
– Oui, se disait l’empereur, réjouis-toi, mon bon François! Tu viens de toi-même à mon piège! Ris, va, ris de bon cœur. Rira bien qui rira le dernier. – Puisque nous sommes d’accord, dit-il, nous pourrions, séance tenante, mander Ulloa près de nous. Et il me semble que l’envoyé chargé d’appeler le Commandeur doit être, tout naturellement, M. de Loraydan. Nos deux conseillers pourront ainsi se concerter une dernière fois, en venant au Louvre…
Charles-Quint prononça ces derniers mots de sa voix dure et métallique, et d’un ton tel que François I ertressaillit d’une sourde et soudaine inquiétude. Mais l’empereur acheva:
– Se concerter au mieux des intérêts de la France et de l’Empire qui doivent désormais s’unir et travailler à réparer leurs dissensions passées. Ah! mon frère, ajouta Charles avec expansion, si vous le vouliez, étroitement alliés, à nous deux, nous serions maîtres du monde!
– Mon frère, dit François I er, s’il ne tient qu’à moi, la paix est assurée entre nous. Quant à une alliance, elle répondrait au vœu le plus cher de mon cœur. Comme vous, j’ai souvent pensé que le monde changerait d’aspect si nos deux épées, de loyales adversaires qu’elles ont été, devenaient jamais amies et s’engageaient à une commune besogne. Si cela vous plaît, ce sont les bases mêmes de cette alliance que nous pouvons dès ce jour examiner de concert. Va donc, mon cher Loraydan, va et reviens au plus vite avec ce digne Commandeur à qui toute ma bienveillance est acquise puisqu’il a la confiance de l’empereur.
Charles-Quint s’inclina en signe de remerciement.
– Sire, dit Loraydan, où trouverai-je M. le Commandeur?
– À l’hôtel d’Arronces, dit François I er.
Loraydan tressaillit. Il savait pourtant que le roi avait donné l’hôtel d’Arronces au Commandeur, mais ce nom résonnait toujours en lui parce qu’il évoquait aussitôt le logis Turquand.
– Oui, ajouta Charles-Quint, à l’hôtel d’Arronces que le Commandeur tient en toute propriété de la munificence royale, et qui, dans l’esprit d’Ulloa, doit faire partie de la dot de sa fille Léonor. Allez, comte, et songez que le Commandeur vous aime au point qu’il vous considère comme un fils…
Loraydan s’inclina au plus bas, mais sans avoir compris la véritable portée de ces paroles, car le Commandeur ne lui avait jamais parlé de sa fille. Il courut aux écuries du roi, se fit seller un cheval, et sortit du Louvre au galop.
Aussitôt, dans les antichambres, le long des escaliers encombrés, dans les cours bruissantes de conversations et de rires, la rumeur se répandit que le comte de Loraydan était grand favori: plus d’un courtisan se rappela soudain qu’Amauri était un charmant cavalier dont il avait toujours été l’ami fidèle, plus d’un chercha dans sa généalogie si quelque parenté éloignée ne pourrait s’y découvrir… Loraydan galopait, le cœur gonflé d’orgueil, l’esprit éperdu d’espérance… il galopait vers la fortune!
Lorsqu’il passa devant son hôtel, il eut un tressaillement et piqua son cheval pour passer plus vite. Là, quelqu’un souffrait, quelqu’un le maudissait… Mais ce vague sentiment dura peu; les dents serrées, le regard enflammé, Loraydan songea: Malheur à qui se trouve sur mon chemin! Malheur à qui me tombe sous la main!
Il atteignit l’hôtel d’Arronces et jeta un rapide regard sur le logis Turquand.
La fenêtre aux vitraux coloriés était entr’ouverte.
Et là, mise en valeur par la masse d’ombre du fond de la salle, éclairée par un pâle rayon de soleil, ce fut une soudaine et vaporeuse apparition blonde… une délicate vision de vierge aux yeux bleus… un sourire craintif où se révélait une tendresse passionnée…
Loraydan sentit l’amour fondre son cœur.
– Qu’elle est belle! pensa-t-il. Qu’elle est belle et comme mon cœur tremble à son aspect!
Lentement, longuement, il s’inclina, salua d’un grand geste empli de respect…
Quand il se redressa, Bérengère avait disparu, et la figure grave de Turquand se montrait dans la pénombre. Loraydan lui adressa de la main un geste familier, et mit pied à terre.
– Oui, murmura-t-il tout haletant, elle est belle et je ne puis la voir sans me sentir bouleversé. Mais, par l’enfer, je ne serai pas sa dupe! Et en attendant… celui qui l’aime… celui qu’elle aime sans doute… oui, ce Clother est à jamais perdu pour elle!… Pour le reste, nous verrons bien!
Il vit alors avec surprise que la grille de l’hôtel d’Arronces était ouverte.
Il attacha son cheval à l’un des barreaux, et s’avança vivement dans l’allée des tilleuls vers un groupe de serviteurs assemblés au pied du perron. Un homme vêtu de noir vint à sa rencontre. C’était l’intendant, messire Jacques Aubriot.
– De la part de Sa Majesté le roi! dit Loraydan. Faites savoir à M. le Commandeur d’Ulloa que je dois l’entretenir sur l’heure même.
L’intendant s’inclina respectueusement, et dit avec une sorte de solennité:
– M. le Commandeur d’Ulloa n’obéira plus jamais à aucun ordre d’aucun roi de la terre. M. le Commandeur d’Ulloa ne peut plus obéir maintenant qu’au roi du ciel. M. le Commandeur d’Ulloa est mort!…
Loraydan eut un mouvement de stupeur:
– Mort!… Le Commandeur est mort!…
Jacques Aubriot s’inclina. Loraydan continua:
– Hier encore si vigoureux!… Quel mal inconnu a pu, si rapidement…
– Ce mal porte un nom bien connu, dit l’intendant. Cela s’appelle une dague: M. le Commandeur d’Ulloa a été égorgé…
– Égorgé! s’exclama le comte. Où! Quand! Par qui?…
– Où? Dans la salle d’honneur de l’hôtel. Quand? Hier, entre neuf et dix heures du soir. Par qui? C’est ce que j’ignore, et c’est ce que vous dira M meLéonor d’Ulloa s’il vous plaît que je vous conduise à elle, car vous venez au nom du roi!
Loraydan, d’un signe de tête, refusa cette offre, et tout en courant, revint à son cheval sur lequel il sauta pour s’élancer à fond de train vers le Louvre. Il était pâle. La rage contractait ses traits. Le coup le frappait si rudement qu’il en oubliait jusqu’à Bérengère. Mort! Le Commandeur était mort!… Et morte aussi la fortune de Loraydan, peut-être! Tout son rêve de puissance n’était-il pas échafaudé sur cet appui que Sanche d’Ulloa devait prêter aux désirs du roi de France, appui que lui, Amauri, avait conquis, – appui qu’il apportait au roi! Non, le Commandeur ne pourrait plus peser sur les décisions de Charles-Quint! Non, Loraydan ne pourrait plus se prévaloir de ce secours puissant et inespéré!…
– Destinée! grondait-il, destinée maudite, destinée jalouse de ma fortune! Que faire? que dire, maintenant?… Et qui sait, même, si ce roi fourbe ne croira pas que j’ai menti en lui apportant l’appui d’Ulloa? Quel besoin cet Espagnol avait-il de se faire tuer hier! Ne pouvait-il attendre à demain, à ce soir!… Non! Il a fallu… gare! gare, par l’enfer!
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