Charles-Quint se détourna, et reprenant soudain ce ton de commandement qui, autour de lui, courbait toutes les têtes:
– Approchez, comte de Loraydan. Approchez, Léonor d’Ulloa.
Loraydan et Léonor eurent le même tressaillement. D’instinct, ils se jetèrent un rapide regard. Du même coup, ils se sentirent ennemis. Loraydan comprit que Léonor allait devenir l’obstacle à son bonheur d’amour… qu’elle allait se dresser entre Bérengère et lui! Et Léonor comprit que jamais elle ne pourrait être la femme de cet homme! Dans un éblouissant éclair qui, tout à coup, incendia son esprit, elle comprit… oui! elle comprit que jamais elle ne pourrait aimer ni Loraydan ni tout autre… ah! tout autre que celui à qui, dans ses heures d’angoisse ou de détresse, elle en appelait dans le secret de son cœur.
Oui, tous deux comprirent qu’un abîme les séparait, dans la seconde même où ils comprirent le sens des impériales paroles, et pourquoi Charles-Quint, ayant parlé de mariage, venait de dire: «Approchez, Loraydan! Approchez, Léonor!…»
Le comte de Loraydan eut comme un mouvement de recul.
Mais à son oreille, François I erglissa ces quelques mots:
– Par le ciel, voici l’occasion, Loraydan! Tu vas entrer dans la place!
Et Loraydan frissonna dans tout son être. Avec l’incalculable rapidité que l’esprit acquiert aux minutes décisives de la vie, il établissait:
– Refuser, c’est m’assurer la conquête de Bérengère. Oui, mais c’est m’assurer la haine du roi. Enfer! Pour la conquête de la fortune, je dois tenter la conquête de la confiance de l’empereur: Accepter, c’est ma fortune faite à la cour… Damnation, c’est perdre Bérengère!…
Et en calculant ainsi, Loraydan s’avança vers l’empereur! Il s’avança, l’échine courbée, le visage respectueux… il s’avança après avoir murmuré au roi:
– Sire, j’étais déjà fiancé. Mais périsse tout amour, soit brisé mon cœur! La gloire de Votre Majesté passe avant ma vie même!
Il s’avança!…
Renonçait-il à Bérengère?
Non: simplement, il était décidé à se laisser faire, à se laisser porter par l’événement là où l’événement voudrait le pousser… politique qui a réussi à bien des gens réputés pour leur profonde science de la vie et des hommes.
Nous avons dû noter la pensée qui se dressa dans l’esprit de Léonor et de Loraydan au moment où Charles-Quint leur ordonna d’approcher. En réalité, s’il y eut une hésitation chez ces deux personnages, elle ne put être remarquée, car tous deux obéirent dans l’instant même.
L’empereur prit la main de Léonor, et dit:
– Ma fille, le Commandeur d’Ulloa m’a désigné votre époux. «Le voici: un noble cœur, un esprit prompt et vif, un bras intrépide, un gentilhomme digne en tout de la fille de Sanche d’Ulloa: le comte Amauri de Loraydan. Prenez votre temps, ma fille: que demain, les funérailles du Commandeur se fassent avec toute la solennité nécessaire. Dans trois jours, avant mon départ de Paris, votre mariage se fera, et je m’en irai tranquille, ayant accompli le vœu de votre père, ayant confié votre bonheur à un loyal gentilhomme français…»
Léonor pâlit.
Elle s’inclina, se courba, et, d’une voix ferme:
– Sire, dit-elle, je ne saurais trouver les paroles capables d’exprimer ma gratitude pour votre magnanime Majesté. Daignez pourtant me permettre de vous dire humblement le vœu de mon cœur.
– Parlez sans crainte, mon enfant. Toute l’affection que j’avais pour mon brave compagnon, je veux la reporter entière sur ses enfants.
Léonor demeura courbée, et parla avec cette fermeté sous laquelle se percevait une violente émotion:
– Sire, en ce qui concerne les funérailles de mon père, je désire qu’elles se fassent en toute simplicité. Un sarcophage sera dressé dans la chapelle de cet hôtel. C’est là que reposera le Commandeur jusqu’au jour où je pourrai le faire transporter à Séville, où il prendra place dans le tombeau de nos aïeux, en la chapelle du couvent de Saint-François.
– Votre volonté sera respectée, mon enfant. C’est donc à Séville qu’auront lieu les funérailles solennelles de votre père. Qu’en attendant ce jour, il soit déposé au tombeau provisoire que vous lui préparez en l’hôtel d’Arronces. Est-ce tout?
Léonor frissonna. Son sein se souleva. Une fugitive vision se dressa dans son imagination… et c’était un jeune cavalier qui hardiment se battait pour elle et qui, avec une sorte de timidité, lui demandait la permission de l’escorter, de la protéger…
Ses yeux s’emplirent de larmes.
– Sire, dit-elle, en ce qui concerne l’hôtel d’Arronces généreusement octroyé à mon père, je désire qu’il fasse retour à Sa Majesté le roi de France, je désire n’en conserver la propriété que jusqu’au jour où je pourrai faire transporter en Andalousie le corps de mon père…
– Oh! murmura Charles-Quint, qu’est-ce donc à dire? Le Commandeur m’a formellement indiqué qu’il voulait que cet hôtel fit partie de votre dot, Léonor. Ce sera donc à votre époux, le comte de Loraydan, de décider sur ce point. Est-ce tout?
– Non, sire. Mon père m’a dit que Votre Majesté avait résolu, en récompense de ses longs services, d’assurer ma dotation pour le jour de mon mariage. Sire, je vous supplie humblement de me permettre de refuser cette offre généreuse. Sire, je n’ai besoin d’autre dot que celle qui payera mon entrée au couvent des Franciscaines de Séville. Sire, il n’y a pas de mariage possible pour moi, car j’ai résolu de me donner à Dieu…
François I ereut un mouvement d’impatience. Le comte de Loraydan demeura incliné, mais réprima un tressaillement de joie. Charles-Quint fronça les sourcils.
– Léonor, dit-il avec une certaine rudesse, vous allez contre le vœu de votre père; ce n’est point la coutume des filles d’Espagne. Quant à moi, par Notre-Dame, quoi qu’il puisse m’en coûter de ne pas accueillir votre désir, je tiendrai ma parole au Commandeur. Ce mariage se fera donc. Cependant, je ne veux rien précipiter. Remettons de quelques jours l’accomplissement du vœu de mon brave Ulloa. Si je suis loin de Paris, Sa Majesté le roi de France me remplacera en cette occasion et assurera une union qui répond si bien aux désirs de tous…
Charles-Quint se tourna vers François I er.
– Certes, dit celui-ci. Je serai heureux d’assurer moi-même le bonheur de la fille du Commandeur à qui je dois une véritable reconnaissance. Le mariage projeté se fera donc, j’y engage ma parole.
– Votre main, comte de Loraydan! dit Charles-Quint.
Amauri tendit sa main, et nul n’eût pu croire qu’il n’était pas, à cette minute, au comble du bonheur.
– Votre main, Léonor d’Ulloa! ajouta l’empereur.
Défaillante, l’âme désespérée, Léonor tendit sa main tremblante.
Ces deux mains, Charles-Quint les mit l’une dans l’autre et il dit:
– Vous êtes fiancés. Sa Majesté le roi de France choisira et vous indiquera le jour où devra se célébrer le mariage. Dans sa haute bienveillance, il vient de consentir à veiller lui-même à cela.
– Je m’y engage à nouveau! dit François I er.
– Comte de Loraydan, je me charge de votre fortune, de concert avec la bienveillance royale qui, je crois, vous est tout acquise. Léonor, en obéissant au vœu de votre père et à mon ordre, soyez certaine que vous assurez votre bonheur. Adieu une dernière fois, mon brave Ulloa, ajouta l’empereur en se tournant vers le lit funèbre. Sois-moi témoin que j’ai fidèlement exécuté ta volonté…
Et il se dirigea vers la porte, suivi de François I er, de Loraydan et de Léonor.
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