Dans un angle, la frêle M medu Hausset esquissait sur un clavecin en marqueterie, incrusté d’ivoires précieux, et que Boule avait signé, les mélancoliques reprises d’un menuet aux notations graciles et discrètes.
Et c’est sur cet air de menuet, qui semble l’accompagner en sourdine, que Jeanne, devant son maître et ami, égrène les fugitives pensées qu’elle laisse tomber sans ordre… dans un désordre charmant!
– Je m’ennuie, maître, il y a dans ce petit cœur qui bat, là, sous cette guimpe, trop de joies… oui, trop de joies… et trop de tristesses… Ah! cela vous étonne!… Vous me parlez de ma peinture… et en exquis compagnon que vous êtes, en raffiné de politesse, vous me dites du bien de mon pinceau… Ah! qui donc dira du bien à mon cœur… à mon pauvre cœur!… Ma peinture? Croyez-vous vraiment que je l’estime? Est-ce qu’une femme sait faire autre chose qu’aimer… et souffrir?
– Vous êtes dans vos jours noirs, sourit le peintre, en travaillant.
– Je suis dans mes jours où j’étouffe… Connaissez-vous M meLebon?…
– La chiromancienne, nécromancienne, cartomancienne, marcomancienne, celle qui exerce tous les métiers rimant à païenne?… Une folle dangereuse…
– Folle? Écoutez… il y a quinze jours elle vint ici et me prédit que je serais presque souveraine…
Elle eut ce mot: demi-reine! Pourquoi presque?… Pourquoi demi?…
– Vous voyez bien qu’elle est folle, chère amie, puisque vous êtes très souveraine par la beauté, tout à fait reine par l’esprit…
– Oh! vous aussi! Des fadeurs, des fadaises qui m’assomment quand elles ne m’outragent pas! Voilà ce que je trouve chez tous ces fats, freluquets et roués qui viennent papillonner ici… Je m’ennuie, maître! Et pourtant, je devrais être heureuse… infiniment heureuse… après ce qui m’est arrivé hier…
– Eh bien, Louise! Pourquoi t’arrêtes-tu?… Il est charmant, ce menuet. De qui?…
– De Lulli, répondit M medu Hausset en reprenant une figure de menuet qui, de nouveau, jeta dans le salon la mélancolie de ses notations grêles et tendres.
– Tout ce qui est ici, que j’aimais tant, me pèse à présent, continuait Jeanne… Ces toiles, ces marbres, ces bronzes, m’attristent… Cette profusion de menus meubles avec leurs porcelaines de Chine et leurs magots du Japon m’encombrent au lieu de me distraire… Cette Diane antique même…
– Peste!… Et cette bibliothèque… un tant soit peu amoureuse… aux volumes reliés de précieux maroquins gaufrés d’or?
– Hélas! j’ai trop à faire de lire au fond de mon cœur…
– Diable! diable! Et ces bergers de mon admirable maître Watteau qui font pendant à ces vierges du sublime Raphaël?… Et ces tentures de Chine où des oiseaux sacrés perchés sur une patte rêvent aux bords des lacs mystérieux que couvrent des fleurs inconnues?… Et ces grands miroirs de Venise qui reflètent à l’infini les richesses entassées dans cet atelier par votre goût prodigue?…
– Tout cela, maître, me devient étranger… que dis-je? hostile!… Tout cela me crie que je suis une pauvre créature dévoyée, jetée hors du milieu qu’elle eût chéri!… Tout cela m’emplit les yeux et me laisse l’âme vide…
– Voyons… vous êtes trop nerveuse, dit le peintre ému.
– Non, non!… Je sens que je n’étais pas née pour cette existence de clinquant. Ah! maître, mon cœur veut vivre!… Vivre!… Aimer!… Et je devine, autour de moi, dans l’ombre de ces richesses, des mains qui me poussent vers de fatales destinées… J’adore les fleurs, l’air pur, les grands espaces… et je sens que je vais me noyer dans un océan de boue dorée… Le soleil brille, maître… et je m’ennuie… j’ai peur… Ah! j’ai peur de la catastrophe sournoise et lâche qui, peut-être à la minute même où je parle, s’en vient sur moi!…
Jeanne cacha son visage dans ses deux mains et des larmes perlèrent à travers ses doigts fuselés.
Plus ému qu’il n’eût convenu à son scepticisme seigneurial, – les grands artistes sont grand seigneurs -, le peintre se leva et se dirigea, les deux mains tendues, vers la jeune fille.
À ce moment, la porte s’ouvrit et un valet annonça:
– M. Le Normant d’Étioles!…
François Boucher demeura cloué sur place.
Jeanne essuya vivement ses yeux et se souleva, les yeux fixés sur la porte, soudain affreusement pâle.
– La catastrophe! murmura-t-elle.
Celui que, dans le vestibule, M mePoisson avait arrêté au passage, l’homme petit, chétif et malingre, entra, le chapeau sous le bras, la main gauche appuyée sur la garde d’une épée outrageusement enrichie de gros diamants. Il entra en souriant, et s’inclinant devant Jeanne:
– Vous m’attendiez?… Parbleu! Je suis impardonnable… Un maudit duel où j’ai dû servir de second à un de mes amis en fut l’unique cause… Daignez-vous agréer mes humbles excuses avec mes hommages?…
– Vous êtes tout excusé, monsieur, balbutia Jeanne.
– Vous êtes adorable, dit M. d’Étioles en se redressant, et plus généreuse que Louis le Grand qui se fâchait pour avoir failli attendre… tandis que vous pardonnez, ayant attendu…
Et il se tourna vers le peintre en le saluant froidement.
– Fi! la vilaine figure de mal-oiseau! murmura François Boucher qui, baisant la main que lui tendait la jeune fille, répondit au salut de l’homme par un salut d’une grâce impertinente et se retira en fredonnant l’air de menuet que M medu Hausset venait d’interrompre.
– Laisse-nous, Louise! fit Jeanne avec un effort visible.
M medu Hausset disparut, s’évapora comme le fantôme de la discrétion.
Alors, celui qu’on appelait Le Normant d’Étioles s’assit en face de Jeanne et demanda:
– M. de Tournehem n’est pas encore ici?
– Vous le voyez, monsieur, dit Jeanne en cherchant à dompter le tremblement nerveux qui l’agitait.
– Ce cher oncle! reprit M. d’Étioles sans paraître remarquer le trouble et la pâleur de la jeune fille. Je suis passé tout à l’heure en son hôtel du quai des Augustins pour lui dire qu’aujourd’hui même vous auriez une bonne nouvelle à lui annoncer…
– Une bonne nouvelle!… Moi!… s’écria Jeanne qui, de pâle qu’elle était, devint très rouge.
– Oui… celle que je vais vous annoncer moi-même, cousine.
– Voyons, murmura faiblement la jeune fille.
Le Normant d’Étioles se leva, la salua en souriant d’un sourire qui la glaça et dit:
– Ma chère cousine, j’ai l’honneur de vous informer dans la joie de mon cœur que j’ai pu lever les dernières formalités qui retardaient mon bonheur, et que M. l’abbé de Saint-Sorlin, curé doyen de Saint-Germain-l’Auxerrois, nous attend demain pour bénir notre union, sur le coup de midi, devant Dieu et les hommes…
Jeanne jeta un cri de terreur et d’angoisse.
Les yeux vitreux de M. d’Étioles dardèrent un regard de menace qui s’éteignit aussitôt.
– Qu’avez-vous, cousine? s’écria-t-il. Oh! j’aurais dû vous préparer à ce bonheur, n’est-ce pas!… Que voulez-vous… l’amour est imprudent… et moi je suis imprudent jusqu’à la folie…
– Demain! répéta Jeanne atterrée, en tordant ses belles mains dans un geste inconscient.
– Demain! C’est charmant, n’est-ce pas?…
– Je pensais… je croyais… que… deux mois au moins… étaient nécessaires… balbutiait la jeune fille.
– Cela m’a coûté quelques milliers d’écus… mais l’Église est bonne mère après tout…
– Mais, monsieur, laissez-moi le temps de prévenir mon…
– Mon oncle! interrompit M. d’Étioles au moment un autre mot allait s’échapper de la bouche de Jeanne. Ce digne oncle! Notre cher oncle!… Il sait tout…
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