Un instant, ces rideaux s’entrouvrirent, et Belgodère aperçut l’intérieur tapissé de satin blanc. Une tête pâle se montra, puis disparut… une tête pâle d’où jaillit le double éclair d’un regard flamboyant. Mais si rapide qu’eût été cette apparition, le bohémien l’avait reconnue:
– La Fausta! murmura-t-il.
À ce moment, une fanfare de trompettes retentit sur la place, des exclamations délirantes éclatèrent dans un roulement de tonnerre, les femmes agitèrent leurs écharpes, les hommes leurs chapeaux ou leurs bonnets; de la rue du Temple débouchait un quadruple rang de cavaliers aux toques ornées de touffes de plumes, aux pourpoints de soie cramoisie sur lesquels se détachait l’écusson de Guise avec ses merlettes aux chevaux richement caparaçonnés d’étoffes brodées d’or; ils levaient vers le ciel le pavillon de leurs trompettes ornées de pavillons de velours où se répétait l’écusson ducal de Lorraine et leur éclatante fanfare semblait annoncer la venue de quelque roi tout-puissant.
Derrière eux venaient les gardes particuliers d’Henri de Guise, somptueusement vêtus de drap d’or, portant à l’épaule d’étincelantes hallebardes. Puis le capitaine des gardes et les officiers à cheval.
Et enfin, seul dans un large espace laissé vide, monté sur un magnifique alezan aux naseaux de feu, vêtu de soie blanche, le manteau cramoisi les épaules, les rênes dans une main, le chapeau à l’autre, faisant exécuter à sa monture d’élégantes courbettes, souriant aux femmes, aux hommes, à la foule délirante, aux fenêtres garnies de têtes enthousiastes, superbe vraiment, le duc de Guise apparaissait, soulevant sur son passage une longue rumeur de vivats.
Derrière lui, la foule de ses gentilshommes avec des costumes de parade étincelants de broderies, passaient dans un cliquetis d’éperons et d’épées, dans le froufrou de leurs manteaux de soie ou de satin aux éclatantes couleurs.
C’était un splendide spectacle, une prodigieuse mise en scène: le chatoiement des étoffes, l’étincellement des broderies, l’éclair des aciers argentés, les chevaux caparaçonnés qui hennissaient et levaient haut le genou, Guise resplendissant, enivré, qui saluait avec une grâce altière, les gentilshommes fardés, frisés, caracolant, les trompettes qui sonnaient la gloire, les fleurs qui tombaient des fenêtres, et la foule énorme, passionnée, délirante dont la voix de tonnerre montait au ciel en une terrible acclamation.
Henri de Guise et ses gentilshommes mirent pied à terre et prirent place aussitôt sur les sièges de l’échafaud élevé en face des deux bûchers et presque au même instant, au loin, du fond de la rue Saint-Antoine, arrivèrent en rafales sinistres des mugissements sourds, et c’étaient des cris de haine et de mort… c’étaient les deux condamnées qu’on allait livrer à la justice du peuple et qu’on amenait au supplice…
Alors Belgodère regarda la grande horloge de l’hôtel des prévôts: elle marquait bientôt dix heures!… Il se tourna vers la maison que lui avait signalée Fausta. Elle était sombre et muette, fenêtres et portes closes, avec un visage tragique au milieu de toutes les faces de maisons aux fenêtres ouvertes desquelles se penchaient des femmes agitant des écharpes ou jetant des fleurs.
– Il est temps! dit Belgodère.
Il marcha droit à la maison fermée, heurta rudement. La porte s’ouvrit aussitôt. Un serviteur vêtu de noir apparut et, avant que le bohémien eût ouvert la bouche, demanda en hâte:
– Est-ce vous qui venez de la part de la princesse Fausta?
– Oui, dit Belgodère étonné.
– Venez! venez! monseigneur se meurt d’angoisse à vous attendre!
– Ah! il m’attend! fit Belgodère stupéfait.
Mais déjà le serviteur l’entraînait, lui faisait monter un large escalier et ouvrait une porte; le bohémien se trouva devant l’entrée d’une vaste pièce à demi-obscure. Il écarquilla les yeux et son regard ardent parcourut la pièce. Il vit le prince Farnèse qui, les traits bouleversés, venait à sa rencontre. Puis, dans ce regard, une flamme sauvage s’alluma soudain, et il gronda dans une sorte de rugissement de joie furieuse:
– Il est là!…
Il!… C’était Claude!
Oui, Claude était là. Depuis le pacte qu’ils avaient signé, le prince Farnèse et maître Claude, le cardinal et le bourreau vivaient, ou du moins se voyaient à tout moment, unis dans une commune pensée: tuer Fausta qui avait tué Violetta.
Lorsque Farnèse eut reçu, dans la nuit qui venait de s’écouler, la lettre de Fausta qui lui annonçait que sa fille était vivante, Claude se trouvait près de lui. Le reste de cette nuit fut pour les deux hommes une de ces effroyables séries d’angoisses qui font blanchir les cheveux, une de ces tempêtes de sentiment où le flux d’espoir, les reflux de désespoir ballottent l’âme. Silencieux, livides, ils se regardaient, n’osant s’interroger ni se communiquer leurs pensées.
Pour Claude, Violetta était une adoration; la possibilité qu’elle fût vivante et qu’il pût la revoir, l’avait assommé. Pour Farnèse, Violetta vivante, c’était la possibilité du pardon de Léonore. Pour tous les deux, c’était la vie… le retour à la vie au moment où tout était mort en eux.
Lorsque le jour se leva et filtra à travers les volets fermés, ils se virent si changés, si pitoyables avec des visages empreints d’une telle angoisse qu’ils se firent peur. Farnèse, le premier, secoua cette torpeur morbide et, appelant un serviteur, lui donna des ordres.
– Attendons! dit-il alors.
– Attendons! répéta Claude.
Farnèse demeura immobile, les bras croisés. Claude se mit à marcher lentement. Il leur semblait qu’ils vivaient dans un rêve. Tantôt la lettre de Fausta leur paraissait toute naturelle, et parfois ils croyaient qu’elle avait menti. Mais pourquoi Fausta aurait-elle menti? Dans quel but? Dans quel intérêt?
– Jamais cette femme ne ment, dit à un moment Farnèse, comme s’il eût répondu à sa pensée.
Du temps s’écoula. Et le cardinal murmura encore:
– Qui sait si ce n’est pas Violetta elle-même qui va venir?
Claude n’entendit pas ces mots, sans doute, car à diverses reprises, il gronda sourdement:
– Qui est cet homme qui va venir?… Où et comment va-t-il nous montrer l’enfant?…
Les rumeurs qui montaient de la place glissaient sur eux sans les frapper. Pourtant, à la longue, l’attention de Farnèse se concentra sur ces bruits qui s’enflaient. Dans l’anormale surexcitation de cette attente fiévreuse, il en vint à imaginer une mystérieuse connivence entre la lettre de Fausta et ces clameurs qu’il entendait. Il alla à la fenêtre, repoussa légèrement les volets. La Grève lui apparut soudain, avec ses deux poteaux de supplice, ses deux bûchers, son estrade, sa foule immense, vision tragique, effrayante, qui le fit reculer.
– Qui va-t-on exécuter? demanda-t-il d’une voix terrible en saisissant le bras de Claude.
Claude demeura un instant hébété d’horreur. En lui aussi, tout à coup, s’opérait la connivence mystérieuse entre l’idée Violetta et l’idée exécution. Il bondit à la fenêtre et, hagard, considéra ce qui se passait. Un cri de mort, une bouffée de malédiction, un nom répété par les mille gueules du monstre qui se roulait autour des bûchers. Ce nom lui apprit la vérité. Il sourit.
– Rassurez-vous, dit-il. Je me souviens. On pend ce matin les Fourcaudes…
– Les filles du procureur Fourcaud?…
– Ses filles? dit Claude en tressaillant violemment. Oui!… Ses filles!… Jeanne et Madeleine…
– Vous savez leurs noms?…
Ce même tressaillement secoua Claude qui fit oui de la tête, et ramena alors les volets comme pour ne pas voir ce qui allait se passer.
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